Et si le monde entier est transformé en un tas de ruines pendant nos combats, que le Diable l'emporte, on le reconstruira.
Les poètes du mouvement avaient bien raison de ne pas prendre les choses trop au tragique.
— Vous descendez l’allée centrale et vous prenez la deuxième travée à gauche, après la fontaine. Vous trouverez la tombe à droite, juste devant le mur.
Le gardien aux cheveux gris leva les yeux du plan. Avec ses lourdes poches gonflées sous des yeux aux paupières rougies, il était l’image même de la compassion éternelle.
— Vous êtes l’époux et le père ?
Il confirma.
— Je sais que ça ne vous consolera pas, mais ça fait des mois que des hommes viennent ici, le plus souvent des permissionnaires. Ils cherchent tous les tombes de leurs parents, des maris, des fils, des frères. Tellement de morts !
Mais pour la mise en scène projetée, le simulacre d'attaque polonaise, un mort de suffisait pas.
"Kalterer et Schröder, allez nous procurer d'autres conserves."
Ils étaient allés chercher les futurs cadavres de l'opération "Conserves en boîtes" parmi les détenus du camp de concentration de Sachsenhausen. Quelqu'un les avait abattus. Pas lui. Un autre.
- Je ne m'occupe pas de ça, Merit, je n'ai rien à voir avec ça...
Il secouait doucement la tête.
- Vous les tuez tous. L'an passé déjà, des milliers de Juifs ont été assassinés près de Kiev. Et maintenant, c'est au tour des Juifs de Berlin.
A présent encore, il revoyait la mine effrayée de Merit, ses lèvres pincées, les larmes qui coulaient lentement sur ses joues maigres, les gestes de colère avec lesquels elle éloignait les mèches rebelles de son front. Il n'avait su que répondre.
- Et toi? Toi, tu dis que ça ne te regarde pas, que tu n'es pas concerné, que tu ne t'en es pas occupé. Tu portes des oeillères ou tu es aveugle?
- Merit, je...
Il essaya de nouveau de la toucher, mais elle le repoussa violemment.
- Si tu ne fais pas partie personnellement des tueurs, tu leur ouvres la voie et tu les couvres. Il n'y a pas d'excuses. Tu l'as dit toi-même. Tu es un rouage d'une seule et même machine. Vous favorisez ces crimes.
La mort ne s’attrape pas, elle vient toute seule, elle vient vous chercher… ou bien on survit.
La guerre est cruelle, et à la guerre, être modéré c’est faire preuve de bêtise.
Crétin d'électeur sans cervelle de 1933, il avait détourné le regard, ne s'était intéressé à rien. Jusqu'à ce qu'il se retrouve broyé lui-même sous les mules brunes. Et c'est à partir de là qu'il avait commencé à comprendre ce que cette lie entendait réellement par discipline, éducation et ordre.
Les Berlinois avaient quelquefois l’humour crâneur. Dans quelques instants, les tommies « distribueraient leurs cadeaux ». Il connaissait ce bon mot. Un codétenu le leur avait appris : « Noël va se passer comme ça : les Anglais planteront les arbres de Noël, la défense aérienne livrera les boules, Goebbels nous racontera des salades pendant que nous, nous serons tous assis dans la cave en attendant la distribution des cadeaux. »
Il ne fallait pas baisser les bras. Le monde continuerait à tourner. En fin de compte, on ne dépendait que de soi, on devait se forger soi-même son destin.
Tu crois vraiment qu'après tout ce qui s'est passé, il suffit de travailler dans une fabrique de savon pour avoir les mains propres ? Tu crois ça, vraiment ? Qu'-il suffit de dire : tout ce que j'ai fait, c'était de la merde, mais c'est terminé, je vais refaire un travail correct, et tout sera pardonné, et oublié. Tu crois vraiment que ça marche comme ça ?