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Critique de 5Arabella


« La trace est l'apparition d'une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l'a laissée. L'aura est l'apparition d'un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l'évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l'aura, c'est elle qui se rend maîtresse de nous »

C'est dans le post-scriptum de son livre consacré à Ambroise de Milan que Patrick Boucheron nous livre cette citation Du Livre des Passages de Walter Benjamin qui a inspiré le titre de son propre ouvrage. Même s'il le fait rapidement, renvoyant à ses autres écrits, il nous laisse entendre à quel point Walter Benjamin a influencé sa réflexion sur ce qu'est, ou devrait être, le travail de l'historien., au point qu'il écrit « ...je ne vois guère quel livre d'histoire pourrait ne pas s'appeler « la trace et l'aura ».. ».

L'opus consacré par Boucheron à l'évêque de Milan est en somme une démonstration brillantissime et érudite de ce que devrait être un travail d'historien tel qu'il l'entend, une mise en oeuvre d'une méthode, d'une conception de l'histoire, voire d'une philosophie de l'histoire A partir d'un sujet, dont il dit lui-même qu'il ne l'attire pas particulièrement, mais qui lui permet de mettre en évidence son approche.

Évidemment, il ne s'agit pas d'une biographie, même si quelques éléments biographiques nous sont donnés. Sans doute déjà plus une histoire de la mémoire ambroisienne et de son évolution dans sa ville, mais là encore c'est une présentation réductrice. C'est aussi quelque peu l'histoire de la ville de Milan de la fin de l'Antiquité jusqu'au XVIe siècle, mais d'une certaine manière par inadvertance, sans que cela apparaisse comme le sujet principal du livre. Une histoire des pouvoirs en Europe du moyen-âge ? Sans doute en partie. C'est en réalité un étrange objet que ce livre, et il est très difficile de résumer son projet dans une formule commode et rassurante.

Son centre névralgique est la mémoire d'Ambroise de Milan, évêque du IVe siècle, dont le souvenir a sans doute pu survivre ailleurs que dans sa cité, grâce aux pages que lui a consacré Augustin dans ses Confessions. Rappelons que c'est Ambroise qu'a baptisé Augustin, et qu'il a été moteur d'une certaine manière de sa conversion. Mais la mémoire d'Ambroise a servi aux Milanais à construire et reconstruire leur identité, différemment à chaque époque, en s'emparant d'éléments autres à chaque fois, en les interprétant d'une autre façon, en fonction des besoins de l'époque. Patrick Boucheron tente au-delà de ces lectures successives d'Ambroise faites à différentes époques de dégager ce que Roland Barthes appelait « biographèmes » , ce qui reste en quelque sorte une fois qu'on a enlevé l'écume des lectures orientées. Il dégage dans le vie de l'évêque des moments clés, comme ce « conflit de basiliques » dans lequel Ambroise refuse de céder une des basiliques milanaises aux Ariens, appuyés par l'impératrice Justine. La lutte contre le pouvoir impérial, la prééminence du pouvoir ecclésiastique sur les questions liées à la religion, la lutte contre les hérésies, ainsi que la spécificité du rite milanais (Ambroise utilise à cette occasion les hymnes dont il est un pionnier en Occident) sont mis en évidence par cet épisode central.

Ambroise connaît dans sa ville des moments de remontée de souvenirs comme des moments d'éclipses, comme par exemple celle de la domination lombarde. Mais la période carolingienne le remet à l'honneur et le réinvente, grâce notamment à Angilbert, qui devient « un autre ou nouvel Ambroise ». D'autres « nouveaux Ambroises » surgiront jusqu'au dernier d'entre eux, Charles Borromée, acteur essentiel de la Contre-Réforme, au XVIe siècle. Chacun modifiera ou tentera de modifier le souvenir de l'évêque mythique pour l'utiliser dans les luttes du temps. Par exemple, Charles Borromée tentera de lui enlever sa barbe : en effet, des conciles légiférait à l'époque sur la barbe des clercs pour la leur interdire, et Ambroise devait en quelque sorte donner le bon exemple. Cette innovation ne sera toutefois pas acceptée, l'image du saint barbu ayant une trop longue tradition. Cet exemple très anecdotique illustre à quel point les manipulations de la mémoire peuvent être nombreuses et orientées.

Il est très difficile de donner une idée précise de ce livre très riche, qui mérite sans doute plusieurs lectures. Il est incontestablement complexe, Patrick Boucheron multiplie les sauts dans le temps, les angles d'approche, les thématiques. Peut-être d'ailleurs de manière un peu excessive, si on je peux oser un reproche. C'est éblouissant, mais un peu plus de simplicité n'enlèverait rien à la profondeur du contenu. Mais c'est incontestablement un grand plaisir que de suivre les méandres de la pensée de l'auteur, qui nous mène où il l'a décidé sans en avoir l'air, tout cela dans un style remarquable.
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