Des Vikings et des Normands

En s'appuyant sur l'Énéide de Virgile et sur le « Liber historiae Francorum » (une histoire des Francs composée vers 727), et en adaptant ces deux récits pour mieux servir son dessein, Dudon a fait de Rollon et de ses compagnons des descendants des Troyens. À la manière de Bède le Vénérable au sujet des Bretons, des Angles et des Frisons dans son « Histoire ecclésiastique du peuple anglais » achevée en 731, le chanoine a rattaché les Normands aux autres prestigieuses lignées aristocratiques occidentales, elles aussi légendaires, des Romains et des Francs. Selon Dudon, les Daces (Daci) s'appellent eux-mêmes Danaens (Danai) ou Danois (Dani) et ils se glorifient de descendre directement d'Anténor. […] Cette généalogie fictive permet aux Normands de justifier leur intégration réussie parmi les élites franques et de légitimer leur pouvoir.

De Vikings à Normand : un mythe vieux de mille ans ! Stéphane Lecouteux

En somme, c'est une impression ambivalente que laissent les témoignages nordiques sur les ducs de Normandie. Un sentiment de familiarité semble se dégager des liens historiques affichés entre Normands et Scandinaves, mais l'imprécision des récits et leur singularité paraissent en même temps symptomatiques de la distance dans le temps et dans l'espace entre les événements relatés et la rédaction des textes. Ainsi, aux XIIe et XIIIe siècles, les racines vikings du duché de Normandie relevaient déjà de la mémoire d'un passé lointain.

Les Normands chez les vikings : les ducs de Normandie dans la littérature nordique médiévale - Simon Lebouteiller

Dans leur ensemble, les textes rappellent les conditions de la conquête de l'Angleterre par Guillaume, mais un examen détaillé du corpus révèle que les Scandinaves ont eu accès à différentes versions de ces événements, notamment en ce qui concerne les causes du conflit entre Guillaume et Harold. [...] Très certainement, cette matière a dû transiter vers la Scandinavie via l'Angleterre, notamment grâce à la circulation de manuscrits ou de récits oraux. Mais le plus étonnant est que les Scandinaves ont également su développer leur propre tradition en se démarquant des modèles normands et anglais. [...]

Les Normands chez les vikings : les ducs de Normandie dans la littérature nordique médiévale - Simon Lebouteiller

Les premières versions nord-européennes existantes des récits concernant Ragnar Lodbrok sont apparues entre le XIIe et le XIVe siècle aux Orcades, en Norvège, au Danemark, en Suède et en Islande. Les formes en prose, comme on l'a affirmé pour la littérature islandaise médiévale des sagas en général, sont modelées sur l'historiographie ancienne qui s'est fait connaître en Islande et en Scandinavie dans le sillage de la culture monastique depuis le XIe s.

L'ère viking dans la littérature scandinave médiévale : l'exemple de Ragnar Lodbrok - Franziska Lichtenstein

Le terme « viking » apparaît tardivement dans la langue française. Si la troisième édition de l' ''Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands'' d'Augustin Thierry en offre une occurrence en 1830, c'est le voyageur et homme de lettres Xavier Marnier qui installe son usage avec une traduction, en 1842, d'un poème d'Erik Geijer, ''Vikingen'', [...]. Il faut cependant attendre les années 1880 pour que le mot s'implante dans la littérature et l'historiographie normandes. Il connaît alors une fortune dont témoignent les fêtes grandioses accompagnant le millénaire normand de 1911 : le Normand devient aussi un Viking et cette origine est désormais un motif de fierté.

L'imaginaire viking dans la culture provinciale, XVIIIe-XXe siècle / François Guillet

Enfin, dans son quatrième et dernier livre, Richard Ier, troisième duc (942-996), est le modèle du saint roi confesseur, chargé de maintenir la paix, d'assurer la justice, de protéger l'Église, ainsi que la veuve et l'orphelin. Dudon le décrit comme un grand bâtisseur d'églises, à Rouen, au Mont-Saint-Michel et à Fécamp mais aussi comme le défenseur du peuple chrétien dans l'ensemble du royaume franc. Dudon fait donc de Richard Ier l'archétype du prince normand « saint confesseur ».

Du Viking, pirate païen destructeur de monastères, au Normand, prince chrétien idéal, bâtisseur d'églises / Stéphane Lecouteux

Dans son livre III, Guillaume Longue-Épée, deuxième « duc » (927/932-942), représente le prince de la paix, restaurateur d'un monastère dans lequel il souhaite prendre l'habit, mais qui meurt prématurément, assassiné en martyr. Défenseur de l'Église, il périt en effet sous les coups d'ennemis lui ayant sournoisement dressé une embuscade. Dudon fait donc de Guillaume Longue-Épée l'archétype du prince normand « saint martyr ».

Du Viking, pirate païen destructeur de monastères, au Normand, prince chrétien idéal, bâtisseur d'églises / Stéphane Lecouteux

Une fois placé à la tête de Normandie, après avoir reçu le baptême, Rollon restaure l'ordre qui avait été rompu par les actions néfastes et destructives de ses congénères scandinaves. Il apparaît comme le chef légitime du nouveau peuple élu, c'est-à-dire les Normands. Dudon fait donc de Rollon à la fois l'archétype du chef scandinave converti et du prince normand « saint fondateur ».

Du Viking, pirate païen destructeur de monastères, au Normand, prince chrétien idéal, bâtisseur d'églises / Stéphane Lecouteux

Dans son livre II, Rollon, premier « duc » de Normandie (911-927/932), est le prince fondateur touché par la grâce, qui se convertit à la foi chrétienne et crée ainsi une nouvelle dynastie élue de Dieu. Comme Hasting, Rollon est, au départ, un chef charismatique et un habile tacticien. Mais contrairement aux agissement d'Hasting, les actions de Rollon ne sont guidées ni par le mal ni par une soif de mort ; elles trouvent leur justification dans un plan voulu par Dieu.

Du Viking, pirate païen destructeur de monastères, au Normand, prince chrétien idéal, bâtisseur d'églises / Stéphane Lecouteux

L' « Historia Normannorum » de Dudon constitue en effet une histoire officielle, mais partiale, d'une dynastie ducal normande encore jeune et cherchant à s'imposer parmi les élites politiques et religieuses du royaume des Francs : Richard Ier puis Richard II revendiquent à cette époque, en tant que ducs, la place convoitée de second après le roi.

De Vikings à Normand : un mythe vieux de mille ans ! Stéphane Lecouteux