Citations sur Le troisième jour (19)
Je l'ai vue tomber, les jambes repliées sous elle, et son corps avait la forme d'un violoncelle brisé.
Toute la musique s'est tue.
Toccata de Bach. Aux frontières de l'abîme, Bach. Il la fait chercher. Joue. Dès qu'elle se tait, il la menace d'une voix douce, de lui trancher les doigts. Joue. Joue encore. Elle joue. Elle ne joue pas pour lui. Elle joue pour ses frères, dehors. Pour le camp tout entier où, le dos ployé, la diarrhée coulant entre leurs jambes, marchent les condamnés.
- On dit que des torrents d'eau ne peuvent éteindre l'amour, que des fleuves ne peuvent le noyer.
- L'eau non ... Mais un enfant qui pèse mille deux cents grammes ?
Un long moment, Eytan reste sans réponse. Puis il finit par dire d'une voix rauque :
- Un enfant, oui.
Il n'avait que quelques billets dans son portefeuille, mais assez d'argent tout de même pour s'offrir une petite semaine sur le sol de Molière. En une semaine, il aurait largement le temps de récupérer, de réfléchir, de préciser quelques données de ce futur sur lequel, pour la première fois de sa vie, il fonçait comme un bolide. Une semaine, sept jours. Les Israéliens avaient mené une guerre de six jours. Il demandait le même temps pour voir venir.
Je l'ai regardée réchauffer la graine dans une poêle au revêtement adhésif rayé. Elle a pris une assiette ébréchée dans le vaisselier, l'a posée sur la table couverte de miettes, elle est partie vers l'évier, elle s'est emparée de l'éponge, a soulevé l'assiette et nettoyé la table.
J'observais tous ses gestes avec un intérêt considérable car je comprenais pourquoi je fais, moi aussi, tout à l'envers : je commence par peindre un mur avant de me décider à protéger le sol, je me présente à un concert sans répéter, mais les salutations achevées, je saute sur mes partitions et je travaille comme une forcenée.
J'ai compris que mes amis formaient un cercle auquel je n'appartenais plus. J'en étais sortie depuis longtemps, et je m'étais refusé à l'admettre. Ils me toléraient encore, mais la distance entre eux et moi ne cessait de se creuser. Un jour ma compagnie ne leur serait plus indispensable. Un jour, nous n'aurions plus rien à nous dire; nos modes de vie seraient totalement inconciliables.
Et un déclic s'est produit. J'ai soudain compris que j'étais à Jérusalem, que je me présentais devant Jérusalem. Dans cette ville qui m'avait connue enfant, cette ville où j'avais perdu mes dents de lait, senti mes seins pousser et où les premiers baisers de mon amant m'ont embrasée. [...] Et la mélancolie du concerto s'est dévoilée, envoûtante, trop tardive. J'ai entendu la voix secrète du compositeur, son dernier adieu à la femme qu'il avait aimée. C'était une musique sans cadres, sans structure, une musique d'exilé qui parlait de la fragilité des êtres, de la durée trop courte du bonheur.
La vie est un courant d'air.
Le bonheur n'efface pas le désespoir. Il s'écrit dessus.
- Nous édifions un monde de brutes, continuait-elle. Sans esprit. Sans culture.
[...]
- Ce n'est pas une raison pour cesser de penser.