Lorsqu'un bistrot ferme un groupe humain se disloque.
Au café du coin, certains thèmes ne doivent pas être abordés. Jeannine apprécie peu que l'on parle du travail. "Qu'est-ce-que tu fais dans la vie ?" n'est pas une question taboue ni déplacée, mais la patronne rembarre volontiers celui qui étale son statut social. A hauteur de comptoir, tout le monde se retrouve au même niveau et occupe la même place, celle d'un tabouret.
De même, mon père racontait les bagarres dans notre café en Mayenne, la fin des bals et des fêtes communales entre les gars des villages voisins, la virilité des Trente Glorieuses assenée à coups de poing et de chaise.
Plus de guichets en gare, plus personne à qui parler, d'ailleurs on ne parle plus, le monde extérieur n'a plus d'intérêt puisqu'il suffit de caresser son écran de poche. Le mot "écran" désignait à l'origine un paravent pour protéger du feu de bois, un objet qui dissimule; il est paradoxalement devenu ce qui permet de voir.
Il y a davantage d'intelligence et de vérité humaine dans un bistrot que dans un ordinateur ou un Smartphone.
Le café n'est pas seulement le "parlement du peuple", mais une chambre d'écho du monde.
Chez Jeannine c'est toujours Noël et des guirlandes poussiéreuses demeurent pendues toute l'année.
Divers gadgets y sont fixés, tel un godemichet exilé au plafond, qui eut l'idée de se décrocher et de plonger exactement dans la chope de bière d'un buveur, à sa totale sidération.
Jeannine en rit encore : " C'était un type très religieux. Il n'en est pas revenu, de voir ma bite tomber dans son verre !
L'une des rares sentences qu'elle aime citer est attribuée à Hemingway par Gainsbourg :
" L'alcool conserve les fruits et la fumée, la viande".
Le coupable ? La solitude. Je trouve le temps long, entend-on souvent chez les anciens, car mourir d'ennui n'est pas une figure littéraire.
Un vrai bistrot ne colporte pas les ragots.