La météo constitue un déterminisme majeur. Chaque jour d’un tournage, le ciel défie le cinéaste qui prévoit un repli pluie et filme d’abord les scènes d’extérieur. Grisaille ou canicule n’inspirent pas la même ambiance et ne raccorderont pas au montage.
Le photographe jouit d’une liberté plus grande. Le ciel gris adoucit la lumière, évite surexposition et ombres bouchées. Andreas Gursky a réalisé Rhein – le tirage le plus cher au monde – par temps maussade. Les pavés brillent sous la pluie, les flaques multiplient les reflets photogéniques. La brume modifie l’échelle des plans, le volume. Profitons-en pour cacher, estomper, rendre énigmatique, angoissant, irréel un paysage urbain ou rural. Dramatiser, au sens de « provoquer l’émotion ». Une fumée sombre inquiétera, car elle semble toxique. Hitchcock affirmait : « Plus réussi est le méchant, meilleur sera le film. » La neige résume les formes et apaise les paysages. Givre et neige donnent des vues pittoresques. COMMENT ? Couvrez-vous bien, ainsi que votre appareil, le froid épuise les batteries. Attention en entrant dans une pièce chauffée, l’objectif se tapisse de buée – David Hamilton réalisait certaines de ses photos floues en soufflant sur l’optique, mais la vaseline sur un filtre Clear (une simple vitre) est plus pratique. Choisissez l’instant : à Giverny, Claude Monet peignait plusieurs tableaux simultanément. Il y consacrait quelques minutes par jour quand les conditions étaient réunies.
Un jour, en évoquant les tags de la rue Desnoyers, le chanteur à textes Frédéric Fromet lance : « Ils sont fous, à la Mairie de Paris, ils ont construit une piscine ! » Pour m’aider à comprendre, il reprit en articulant : « Ben oui, une piscine, rue-des-noyés ! » L’un des talents de l’humoriste : entendre au-delà des mots. Cet exemple sonore m’a révélé une qualité du vrai photographe : plus loin que la lecture normale de son environnement, il sait voir des formes, des liens, des histoires. Tel un enfant, il apercevra deux yeux, un nez et un sourire benêt à la place des deux bouteilles de gaz d’un chariot élévateur. Face aux pelleteuses, il redoutera des insectes géants et menaçants. COMMENT ? Le photographe ne crée pas une idée, ni un concept, mais une image, qui naît de la rencontre avec un objet, d’une situation visuelle. Dans la rue, le passant trouve ce qui lui est utile : une boulangerie s’il a faim, une pharmacie s’il est grippé. Les yeux d’enfant ou de flâneur d’un vrai photographe verront bien davantage, et l’appareil sert à fixer cette image mentale afin de la transmettre avec justesse. D’où l’intérêt d’une bonne technique, mais ce n’est pas l’essentiel. Photographier, c’est voir – le plus important de tous les défis. Voir, comme on tendrait l’oreille.
Ce livre vous invite à relever des défis, à repousser les frontières de la technique, les lois de l’optique et les possibilités de votre appareil. Mais surtout, à explorer et nourrir votre imagination, afin de réaliser les images dont vous rêviez et celles auxquelles vous n’avez pas encore songé. Chaque jour, chaque nuit offrent de nouvelles chances aux photographes.
Amateurs et professionnels y trouveront des idées pour renouveler leur approche et leur regard. Le photographe expert possède une formation et un matériel haut de gamme, mais dont il ne profite pas toujours pleinement car il est contraint à une certaine rentabilité et aux désirs de son client. Heureusement, il conduit aussi des projets personnels. Ne pas chercher à vivre de la photographie donne à l’amateur une liberté supplémentaire. Prendre son temps, flâner est un gage de qualité.
L’obstacle naît de contraintes extérieures, c’est-à-dire de tout ce qui ne dépend pas de vous : la météo, la lumière de l’instant, la nuit, le jour, la saison, les passants trop nombreux ou absents, les contraintes et possibilités de votre matériel. Bref, « le reste du monde ». Prenez conscience de ces limites extérieures et tirez-en parti, selon vos souhaits esthétiques et narratifs. Comme dans un atelier d’écriture, appuyez-vous sur ces contraintes, car elles proposent une direction, un axe de recherche. Si vous ne pouvez changer le monde, faites-en votre allié ou attendez qu’il change, ou déplacez-vous afin de modifier votre point de vue, ou encore choisissez l’opposition créative.
Un défi lié à l’espace : photographier chez vous. Réputé pour ses portraits de comédiens de théâtre, Armand Emont, né en 1927, réalise des images de végétation tropicale, luxuriante, d’une jungle qu’il cultive toujours à 90 ans sur la terrasse de son appartement à Charenton-le-Pont. Cet observateur attentif prend aussi des vues de Paris évocatrices de New York ; tout dépend de l’angle, de son objectif et de l’instant. Les reporters de Géo, National Geographic ou Grands Reportages ont parcouru le monde. En revanche, ce qu’ils n’ont pas exploré, c’est votre univers intime ; profitez de cet avantage sur eux. Et si vous voyagez, gardez la même proximité avec vos modèles.