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Critique de MarianneL


Invité chez une femme qu'il n'a pas revu depuis des années, Pierre traverse l'Europe en voiture vers l'Allemagne et la Suède. Warum est un voyage, un foisonnement de rencontres et de souvenirs, de personnages qui apparaissent et réapparaissent et le flux du roman, totalement fluide, ressemble à celui d'une conscience libre de toute domestication, avide d'explorer les limites de l'existence.

Eva, l'ancienne amante suédoise, Karin Wartz, étudiante allemande surnommée « Warum » par Pierre, le narrateur, car elle ne cesse de poser des questions dès qu'ils parlent de littérature, Harriet Hemery, de manières réservées avec les hommes mais qui couche avec mille noirs à chacun de ses voyages en Afrique, Rima Menatti, son amie new-yorkaise aux prises avec la vénéneuse Mrs Hoolingwer, Héloïse, une religieuse qui s'enfuit de son couvent avec un prêtre, Paolo Frolani, journaliste vieillissant, Lucienne, parisienne libertine, les dizaines de personnages de Warum frappent par leur véracité impressionnante et par l'affleurement de leurs failles et de la dimension sauvage de chacun d'entre eux.

« Autoroute. Ciel gris bleu. Nuages rapides, d'un gris soutenu, aux bords effrangés, d'un gris plus pâle. Souvenirs fugaces, s'effilochant. Deux cents ? Trois cents femmes ? … Les femmes elles-mêmes ne peuvent-elles posséder des milliers d'hommes ? … Une amie américaine, d'origine française, m'a raconté qu'elle allait passer chaque année quinze ou vingt jours en Afrique. Elle débarquait avec son sac de voyage dans l'un des grands aéroports, elle prenait « l'autobus des Noirs » et elle disparaissait. Au retour, elle avait été prise mille fois. Elle rapportait des outils… des masques… elle m'a donné un de ces reliquaires bakota de cuivre martelé qui valent aujourd'hui une fortune. C'était une grande fille blonde platinée, aux yeux liquides. Par nature, elle était d'un blond roux puissant, presque sombre, mais elle s'était fait décolorer, les Noirs préférant les femmes aux cheveux très clairs. Sa peau était bronzée, tannée par le soleil, et dans ses yeux marrons et mobiles il y avait quelque chose d'africain. »

« L'écrivain érotise le monde », affirmait Pierre Bourgeade. La plongée dans le puits à fantasmes, son exploration des limites semblent être une cure de jouvence dans notre époque de morcellement de la liberté. Même l'obscénité des scènes les plus crues de Warum, comme la scène « de l'anguille » à laquelle les éditeurs de Tristram font référence dans leur préface, ne crée aucune répulsion mais simplement l'admiration pour le génie de l'auteur, nous rappelant que la littérature devrait toujours être une forme extrême de liberté et porter en elle la nécessité impérieuse de la transgression.

« La nature du roman, si elle était connue, les romans seraient faits par ordinateur. Je pose les deux mains sur les épaules hautes et dures de Warum : « Au revoir, je ferai tout pour revenir ici. » Dans ses yeux graves et gris, il n'y avait pas de regrets. J'étais triste. La nature du moment que j'étais en train de vivre m'échappait et, déjà, la nature du récit que, le jour venu, je ne manquerais pas d'en faire. La nature du roman, c'est la séparation. La nature du roman, c'est l'absence. La nature du roman fuit sous l'esprit de celui qui écrit le roman comme la femme sous ses doigts, comme le mot qu'on ne peut réussir à trouver. le roman n'est pas seulement mobile, il est mouvant, il se transforme en même temps qu'il se déroule, il ignore ce qu'il doit devenir. La nature du roman est l'infini. le roman est l'autobiographie en acte. le romancier est sa propre créature. Il dit « Je » pour mentir. le moi n'existe plus. Il s'affirme homme et femme, tête et ventre, enfant et vieillard. Il meurt autant de fois qu'il faut. Il aime sans jamais connaître la fatigue. La nature du roman est le sexe. le roman est un acte sexuel. La nature du roman est une jeune femme rousse, dans une salle obscure, qui convoite un jeune comédien. « Tout à l'heure chez moi, Lexington Avenue. » Elle ferme les yeux et s'enfonce les ongles dans les paumes. »

De Pierre Bourgeade, je n'avais lu que Les âmes juives, au moment de sa publication en 1998 chez Tristram, un roman bref, marquant par sa simplicité puissante, qui, en évoquant le destin d'une famille juive, s'approche en creux de l'indicible absence laissée chez les descendants de ceux qui ont été assassinés dans les camps nazis.
L'auteur nous offre avec ce roman publié en 1999 et réédité en 2020 chez Tristram la même simplicité dans un récit foisonnant d'une vitesse narrative impressionnante qui se déploie dans les frontières mystérieuses du sexe, du pouvoir et de la mort et forme une leçon irrésistible et mélancolique sur la puissance du roman.

Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog de la librairie Charybde :
https://charybde2.wordpress.com/2020/03/30/note-de-lecture-warum-pierre-bourgeade/
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