Promets-nous, tome 1

Je connais son rire. Je connais le son de sa voix. Je sais ce qu’il fait de ses mains quand il est nerveux. Je sais ce qu’il ne dit pas quand il a mal.

Je relève les yeux, perdue, et ce que je déchiffre dans les traits de l’homme devant moi me coupe le souffle. Dans ma vie, très peu de personnes m’ont regardée comme lui me regarde maintenant. Comme s’il me comprenait, comme s’il pouvait me voir réellement. La véritable moi. Celle que j’aurais pu être si le destin en avait décidé autrement.

Je me sens toujours aussi ridicule dans mes vêtements miteux et trop grands pour moi, mais pas autant que d’habitude. Pour la première fois depuis longtemps, j’entrevois une vraie issue à ma situation. Il faut que je saisisse cette chance. Il le faut absolument.

Le sang cogne si fort contre mes tempes que j’ai de plus en plus de mal à analyser ce qui m’entoure. J’avance au radar derrière elle, le regard fixé sur ses cheveux frisés et le joli chignon qui les noue. Je me force à respirer. J’ai l’impression que je vais m’évanouir.

Avec un salaire régulier, je pourrais me sortir de la rue et envisager de libérer Sasha du système des foyers à son tour. Avec un salaire régulier, elle et moi, nous pourrions devenir une vraie famille. C’est aussi pour ça que je n’ai pas le droit de baisser les bras.

J’ai eu beau lui expliquer qu’il n’y avait absolument aucune chance qu’une boîte de journalisme souhaite engager une fille sans diplôme et sans toit, elle n’a rien voulu entendre. Pour Sasha, j’ai toujours une chance partout et les employeurs ne savent pas ce qu’ils ratent en ne m’embauchant pas. Je crois en réalité qu’ils savent pertinemment ce qu’ils ratent.

Le ciel est d’un gris déprimant aujourd’hui et je souffle dans mes mains pour réchauffer mes doigts glacés. New York commence tout doucement à revêtir son manteau d’automne et bien que ce ne soit pas pour déplaire aux amateurs de Central Park, je n’accueille pas l’arrivée du froid avec le même enthousiasme. Pour moi, la chute des températures est synonyme de soupe populaire et de duvets miteux à emporter partout avec soi. Rien d’aussi beau et poétique que des arbres aux feuilles de toutes les couleurs. Mais au moins il me reste encore deux bons mois de répit avant l’hiver. Si on peut parler d’une consolation…

J’ai trop peur qu’elle voit cette autre facette de moi. Celle qui lui rendrait son sourire dans l’obscurité. Celle qui apprécie un peu trop la présence de Tess à ses côtés. Celle que j’ai décidé de ne plus montrer.

Tess reste silencieuse, comme à chaque fois que nos conversations s’approchent trop près de mes failles. Avec le temps, elle a appris à anticiper mes sautes d’humeur et à se taire quand elle me sent sur le point d’exploser. Souvent, je me demande comment elle fait. Les jours où je n’ouvre pas la bouche, les jours où je passe à côté d’elle sans même la regarder, les jours où je suis tellement en colère qu’il m’arrive de donner des coups dans mon casier jusqu’à en saigner. Parfois je suis simplement distant, d’autres jours je suis carrément méchant. Mais elle est toujours là.

Je ne sais pas dans quel monde il vit pour penser qu’une fille comme moi pourrait espérer travailler avec des gens comme lui. Il n’y a qu’à me regarder, moi et mes vêtements trop larges et dépareillés, pour réaliser qu’on ne voudrait de moi pour rien au monde dans un bureau. Et ça me met en colère. Ça me met en colère qu’il puisse pourtant penser que ça serait aussi simple. Parce que s’il y a bien une chose que j’ai apprise dans la vie, c’est qu’elle n’a rien de simple. La vie est une putain de garce.