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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"I'm headed for a land that's far away
Besides the crystal fountains
So come with me, we'll go and see
The Big Rock Candy Mountains"
(Harry McClintock, poète et chanteur américain)

On peut facilement imaginer un lecteur perplexe qui referme le "Sucre de pastèque" en grommelant : "mais cette histoire n'a ni queue ni tête !". Et il n'aurait pas tort.
Il faut dire que le livre de Brautigan manque aussi d'un nombre considérable d'autres éléments anatomiques. Par exemple, à peu près vingt nez, autant de paires d'oreilles, un tas de doigts, et par-ci par-là aussi un oeil.
D'un autre côté, l'auteur nous propose quelques curiosités difficilement trouvables ailleurs.
Le sucre de pastèque, pour commencer. Puis, au hasard, les statues géantes de laitues et de carottes, Margaret, Pensemort, les tombes phosphorescentes au fond d'une rivière, une vieille truite avec une clochette dans la bouche, et même de savants et féroces tigres qui chantent à merveille au clair de lune et apprennent l'arithmétique aux enfants. Sans oublier Inboil, l'Usine Oubliée, le soleil qui change chaque jour de couleur, Margaret, Pauline et encore Margaret.
Tout cela pourrait suffire pour compenser l'absence totale de queue et de tête...

On y trouve aussi un narrateur ; cette fois il lui manque un nom, et il va même utiliser tout un chapitre pour ne pas nous le dire. Comment fait-il ? Faisons une petite expérience en découpant la phrase "XY est mon nom" en deux. Vous enlevez "XY" et vous le remplacez par ce que vous voulez. Disons par "pastèque". Ou "herbe". Ou "truite dans une rivière large de huit pouces". Ou "queue", ou "tête"... et voilà, le tour est joué : plus aucun souci avec le livre !
Bien au contraire, Brautigan nous pousse à voir son histoire comme un jouet poétique au style enfantin, une suite de tableaux surréalistes, ou comme un comics coloré où le Bien triomphe du Mal. On peut en faire ce qu'on veut... même la manger ! Après tout, elle est faite de sucre de pastèque.

Cependant, le sucre de pastèque est une substance quelque peu précaire. Elle évoque tout un tas de splendides allégories, mais aussi quelque chose de faux, une sorte de pâte multicolore des farces et attrapes qui colle sur la conscience des gentils habitants de l'idyllique communauté de Pensemort (iDEATH, en anglais) comme un sirop gluant. le paisible Pensemort correspond à l'image - la plus sentimentale qu'il soit - d'une petite bourgade américaine, aux utopiques Candy Mountains de la chanson country, à une sorte de carte postale kitsch coloriée à la main. Même son nom évoque une communauté vivant dans l'anéantissement du "moi", le principe égocentrique à la source de toute violence.
Brautigan, un adepte du zen bouddhisme, était sans doute très proche de cette idée de dissoudre le "moi" dans le "tout" universel, et toute l'histoire pourrait s'arrêter là. Mais les choses sont plus compliquées que l'on ne pourrait le croire.
Presque personne à Pensemort ne se souvient plus du passé, des "temps des tigres", quand on utilisait encore de curieux objets laissés à l'abandon dans les anciennes usines. On ne s'aventure que rarement dans cet endroit, d'ailleurs. C'est dangereux, sans parler de la sale bande à Imboil qui distille (et consomme) le whisky dans les parages. Sauf Margaret, évidemment... Et tôt ou tard, on va fatalement assister à l'affrontement de la sèche rationalité avec les idéaux utopiques. Méchant et puant Inboil se soulève contre la stérilité émotionnelle de la vie dans le sucre de pastèque, et à vous de décider s'il a réussi.
Brautigan a créé une adorable pastorale américaine, il l'a entourée d'une décharge gigantesque de l'ancienne civilisation, puis il a laissé entrer dedans quelques prédateurs en la transformant en chambre des horreurs à la Nathanael West. Après réflexion, je me demande si ce n'est pas le plus terrifiant post-apo que je n'ai jamais lu, et de ce fait le livre mérite ses 5/5.

Même si la prose de Brautigan peut donner l'impression d'exister en dehors du temps et de l'espace, elle est aussi liée aux années 60 que celle de Fitzgerald aux années 20, ou celle de Kerouac aux années 50. Brautigan était jadis un auteur culte, vénéré par la génération hippie à laquelle il a prêté sa voix, tout comme Jimi Hendrix, Janis Joplin ou Bob Dylan. Mais la courte période de l'anti-culture hippie a rendu cette gloire assez éphémère. Espérons que ses récits, aussi insaisissables et amorphes qu'ils soient, continuent à trouver leurs lecteurs au-delà des modes et tendances littéraires.
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