Citations sur Le pain perdu (72)
Les Juifs allaient à la synagogue la tête baissée, ils rasaient les murs comme des voleurs ou des clandestins. Parfois, les jeunes leur tiraient la barbe ou les envoyaient dans les fossés.
(page 26)
En fille adoptive de l’Italie, qui m’a donné beaucoup plus que le pain quotidien, et je ne peux que lui en être reconnaissante, je suis aujourd’hui profondément troublée pour mon pays et pour l’Europe, où souffle un vent pollué par de nouveaux fascismes, racismes, nationalismes, antisémitismes, que je ressens doublement : des plantes vénéneuses qui n’ont jamais été éradiquées et où poussent de nouvelles branches, des feuilles que le peuple dupé mange, en écoutant les voix qui hurlent en son nom, affamé qu’il est d’identité forte, revendiquée à cor et à cri, italianité pure, blanche… Quelle tristesse, quel danger !
- Ça valait la peine d’être sauvées.
- Je n’en sais rien. Vivons, nous verrons en vivant. Nos vrais frères et sœurs sont ceux des camps. Les autres ne nous comprennent pas, ils pensent que notre faim, nos souffrances équivalent aux leurs. Ils ne veulent pas nous écouter : c’est pour ça que je parlerai au papier.
« Marsch ! Laufen schnell ! » Ils nous pressaient inutilement : nous étions des sortes d’épouvantails, flottant dans nos haillons, le visage creusé, livide, nos genoux, nos chevilles, nos pieds crevassés d’engelures.
(page 67)
- Maman, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi ils ne veulent pas de nous ? Nous aussi, on est Hongrois, non ?
- Pour eux, non. Rien que des Juifs. Nous sommes juifs. Notre patrie, notre Terre promise, c’est la Palestine, affirmait la mère, en prenant le ton d’une conteuse.
(pages 22-23)
Il restait encore une semaine de mai, période que j’aimais pour le parfum du lilas que je volais aux arbres, et à la place de l’arrivée libératrice des Russes que mon père avait annoncée, le ghetto fut envahi par des bandes de corbeaux noirs, armés, d’apparence humaine.
Judit et moi échangions des propos muets, comme pour exprimer qu’entre nous et ceux qui n’avaient pas vécu nos expériences s’était ouvert un abîme, que nous étions différentes, d’une autre espèce. Que se passait-il ? Notre restant de vie n’était plus qu’un poids, alors que nous avions espéré un monde qui nous aurait attendues, qui se serait agenouillé devant nous.
Naples me parut une ville vociférante, pauvre, riche, dépravée, humaine et insistante. Sur les marchés, on voulait nous vendre, nous imposer la marchandise ou les santons de la crèche : on nous mettait sous le nez les bergers, l’Enfant Jésus, la Vierge, les anges, Totò, le trio De Filippo, et les cornes porte-bonheurs. Se libérer du marchand n’était pas chose facile. Dans cette ville aristocratique et bruyante, le baise-main n’était pas rare et l’imagination, tout comme la chanson, faisait partie du décor.
(pages 140-141)
Pour la première fois, mon anniversaire (le treizième) a été fêté avec un gâteau, mais maman soupirait encore pour le pain perdu.
(page 43)
Les dictateurs sont des manipulateurs, des voleurs de cerveaux, de rêves, ils connaissent, ils flairent les désirs des gens, et disent au peuple ce qu’il a envie d’entendre. Un vieux jeu qui se répète depuis que le monde est monde.