A cette époque, la compétition entre nous deux n'existait pas. J'étais encore indemme de cela et vierge de tout sentiment d'injustice. Je n'étais pas encore celui que j'allais devenir quelques années plus tard, cet enfant second, celui dans l'ombre, cet enfant invisible.
Par ses mots tranchants ou son silence acéré, mon père abimera la rencontre. Il tuera aussitôt dans l'oeuf toute possibilité de sérénité familiale.
Je m'imagine père modèle dans une opposition parfaite avec celui dont le lourd bras droit ne bouge pas d'un millimètre près de la corbeille à pain, le bras de mon père, fort et veiné. Celui qui m'a tant fasciné gamin et tant déplu quand j'ai pu prendre la mesure des choses, comprendre qu'il ne ferait rien d'autre pour moi que nourrir ma chèvre. Comme si la vie n'était qu'un épuisement des ressources affectives dont chacun semble doté à la naissance.
- Il faut pourtant que tu te mettes dans la tête, papa, que si Marc est mort, je n'y suis pour rien. Je sais que tu me tiens pour responsable de son décès sans jamais avoir osé me le dire de façon claire. Alors, aie au moins ce courage.
- Tu veux vraiment que je te dise les choses ?
- Je n'attends que ça, si tu savais.
Nos regards ne se quittent plus. Il baisse son fusil, reste muet quelques secondes avant de reprendre.
- Alors oui, je vais te le dire ce qui me ronge le cerveau et au plus profond de mes entrailles. Quand on est un homme, un vrai, un montagnard, on parvient à remonter son frère qui pendouille au bout d'une corde, six mètres plus bas, quitte à se mettre les mains en sang sous le feu du cordage !
- J'aurais voulu t'y voir cette nuit-là à tenir la corde pendant tout ce temps. Sache que toi non plus tu n'aurais pas réussi à le remonter. Qu'est-ce qu'il faut que je fasse au juste pour que tu comprennes cela ? Qu'on s'accroche en cordée tous les deux, qu'on rejoigne ce sentier maudit et que je me jette dans le vide ? C'est ça que tu veux ? On verrait alors si tu es capable de me remonter.
J'en suis venu à penser qu'il valait parfois mieux vivre en l'absence de réponses qui peuvent faire plus de mal que de bien. Et avec le temps, on oublie tôt ou tard les questions.
Que s'est-il donc passé dans votre famille pour que vous en soyez arrivés là ? C'est insoutenable comme ambiance.
Je connais bien cette morsure, la tenaille du passé ne relâchant sa pression qu'au moment où le sommeil nous emporte.