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Critique de DETHYREPatricia


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#PAI2022

OUVRAGE SÉLECTIONNÉ DANS LE CADRE DU PRIX DES AUTEURS INCONNUS 2022 – Catégorie LITTÉRATURE BLANCHE dont je suis l'un des jurés.

Comme le disait Paul Éluard : « Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous ». C'était l'une de mes citations préférées figurant sur mon site de présentation de mon métier d'écrivain conseil et de biographe pour particuliers ! Cette citation s'est une nouvelle fois vérifiée lorsque l'auteur Laurent BUCHHEIT (aujourd'hui âgé de 49 ans) a poussé la porte d'un atelier d'écriture conduit par René Manzor. Un contact – venu en son temps et qui j'en suis sûre ne doit rien au hasard - qui l'a conduit à oser mettre à nu ce qu'il portait en lui depuis de nombreuses années et à accoucher, enfin, d'un passé toujours douloureux dès lors qu'il n'avait pas été exorcisé par l'introspection, par la valeur thérapeutique de l'écriture de soi et surtout par le regard et l'écoute bienveillants d'un accompagnateur et des autres membres du groupe de l'atelier qui en ont pris connaissance.

Il n'y a donc pas de hasard, non plus, si ce premier ouvrage de l'auteur (un récit autobiographique) s'est retrouvé au premier rang de mes votes de sélection (par mon histoire personnelle, par mon parcours professionnel je suis en effet particulièrement attachée à la nécessité, pour soi, d'expliquer son vécu et son ressenti vis-à-vis de celui-ci), mais aussi de transmettre l'histoire familiale aux générations suivantes (transmettre, c'est aider à comprendre ce qui a été et permettre de se construire en toute connaissance de cause).

Aussi, connaissant toute la difficulté d'accoucher par l'écrit de ce qui fait souffrir, connaissant aussi tout le bienfait de l'exercice dès lors qu'on est accompagné et soutenu dans la démarche, je ne pouvais qu'être sensible à l'histoire de ce petit Laurent qui, abandonné par ses parents et livré en pâture aux services de l'Aide Sociale à l'Enfance (ASE) censés le protéger, fait ici le voeu de laisser une trace utile de ce qu'il a vécu, pour lui (pour digérer et tourner la page), pour ses proches (et notamment ses enfants s'il en a), pour les enfants potentiellement concernés par une même histoire (et leur témoigner ainsi que le bonheur est possible malgré tout), et enfin pour des professionnels du secteur (qui pourraient être soucieux de la façon dont leurs actes et leurs conséquences peuvent être vécus et ressentis par lesdits enfants et qui accepteraient de se remettre en question).

Car, au-delà de l'histoire personnelle de l'intéressée, cette histoire de vie a une valeur universelle. Elle oblige notre société à porter un regard lucide sur une façon de faire d'un autre âge, sur des dysfonctionnements (certes qui datent des années 70 mais que l'on connaît hélas encore de nos jours), sur l'aberration de certaines prises de décision par des décideurs déconnectés du terrain, de la vie, et enfin, sur la nécessité de tenir compte de la parole des enfants et de changer les lois dans ce domaine.

SAUTER DANS LES FLAQUES (titre et image de première de couverture) est un leitmotiv qui se répète à plusieurs reprises dans l'ouvrage et qui, pour l'auteur, symbolise de façon métaphorique la liberté, l'insouciance de l'enfance, le bonheur dont il a été privé et auquel il aspire de toutes ses forces. C'est pour l'auteur l'image même de l'enfant heureux. Un enfant qui n'a pas à porter le lourd poids de son passé et qui n'a pas à se soucier, non plus, de son présent ni de son avenir ! Mais, on le verra, la réalité a été tout autre pour Laurent !

S'agissant de la forme :
Ce récit est dense mais ramassé dans un petit nombre de pages (43 en format e.pub ; 143 en format broché), raison pour laquelle il se lit très rapidement. le pacte de lecture est clair : par un JE affirmé, c'est Laurent qui parle et qui entend assumer cette histoire dont il n'est pas fier (mais pourquoi devrait-il porter la responsabilité de celle-ci dès lors que ce sont les adultes qui ont été défaillants ?), mais qui hélas a été la sienne.

Par ce JE, c'est à la fois le Laurent adulte qui raconte, mais c'est aussi souvent son Moi petit (son enfant intérieur) qui prend le relais. Cette petite voix intérieure, siège même des émotions premières, que tout un chacun a bien du mal à écouter et dont personne, à l'extérieur, n'a connaissance puisqu'elle est tue.

Ce livre retrace la vie de Laurent de sa naissance (en 1973 à Bitche, en Moselle) à ses dix-sept ans. On découvre les circonstances de sa naissance, puis l'enfer de ses deux premières années de vie vécues en vase-clos sans sortir, dans le dénuement le plus extrême et un manque d'hygiène criant, avec ses deux soeurs plus âgées au contact d'un père alcoolique et violent et d'une mère dépassée par les événements, laxiste et indifférente au bien-être minimum de ses enfants. Et puis, sur décision contrainte, il est confié aux services sociaux qui lui feront connaître les « joies » de l'orphelinat tenu par des religieuses : au contact des adultes et des autres enfants, véritables bourreaux, il fera l'expérience de l'humiliation, de la violence verbale et physique, de la peur, du rejet mais aussi de certains sévices (on endort les plus récalcitrants avec un sirop ; on le soigne en aspergeant ses plaies d'alcool à 90°). Il parle de cet établissement (où il restera dix-huit mois) appelé « La Providence » et présenté comme « une nouvelle chance pour sa vie » comme d'une « caserne où on fait de vous un enfant-légionnaire » d'où tant bien que mal son caractère s'est trouvé forgé !

Pour son premier Noël à l'orphelinat, un miracle s'accomplit : il découvre, avec le regard émerveillé d'un jeune enfant de trois ans Jésus dans sa crèche, il découvre son premier sapin et les cadeaux qui l'entourent, il apprend la prière, et son voeu le plus cher se réalise. Revoir sa maman. Mais au bonheur des retrouvailles succède très vite la souffrance et le cruel constat, une nouvelle fois abandonné, qu'il n'est plus « qu'une enveloppe charnelle d'une âme vide à trois ans ». En fait sa mère n'était là que pour valider qu'elle acceptait qu'il soit confié à une famille d'accueil. Après dix-huit mois d'orphelinat, il est donc confié à de parfaits inconnus et fait, pour la première fois, l'expérience d'un cadre familial uni et chaleureux au sein duquel il « se sent en sécurité », « intouchable » et « invulnérable ». Chez ces inconnus qui « avaient chassé l'hiver de ses trois premières années », il est enfin heureux, même si perdure au fond de son coeur l'espoir que sa maman revienne le chercher. Ce qu'elle ne fera pas et qui l'incitera à penser que « c'est sa faute ». Dès lors, il se réfugiera sous un masque, portant haut « un sourire désincarné sans profondeur. Un sourire de surface, une dépression souriante ». Car, il le comprendra très jeune : « les blessures de l'orphelin sont invisibles. Or, qui ne saigne pas ne peut guérir ».

Le bonheur sera de courte durée. A cinq ans, les services sociaux de l'Aide Sociale à l'Enfance (ASE) l'arrachent à sa famille d'accueil pour le confier à une autre famille. Il ne faut pas qu'il s'attache à eux, ni qu'eux s'attachent à lui. Dans une violence extrême, sans aucune explication, on l'arrache à cette vie qui lui convenait pour, une nouvelle fois, le conduire vers l'inconnu. Il pensera alors : « Je n'ai pas le droit d'aimer. Dès que je m'attache, on m'arrache. » Et là, non seulement il est arraché à son vécu, mais dans l'autocar qui le conduira vers son nouveau destin, il est remis en présence de ses deux soeurs qu'il n'a pas vues pendant des années, sans possibilité d'échanger et de partager avec elles, car elles aussi sont confiées à de nouvelles familles ! Quel est le but de ce contact éphémère sinon que de « réveiller des plaies anciennes » et de lui confirmer que les enfants ne sont, finalement, que des pions qu'on trimballe ici et là, « des prisonniers » d'un système qui les broie.

Après des débuts difficiles dans cette nouvelle famille d'accueil, il y trouvera finalement sa place jusqu'à ce que l'impensable se produise alors qu'il avait sept ans : ses parents biologiques reprennent contact et exigent son transfert en région parisienne où ils vivent aujourd'hui afin d'être confié à une nouvelle famille d'accueil plus proche de chez eux. Ils en ont le droit et les services sociaux sont plutôt enclins à répondre favorablement à leur demande. S'engage alors un combat personnel et collectif pour faire que Laurent puisse rester dans sa famille de coeur, un combat qui le mènera devant la justice où il pourra, avec l'aide de sa famille d'accueil, de son assistante sociale, des élus de son village, et des centaines d'habitants qui ont signé sa pétition, faire entendre sa voix.

À quinze ans, il demande à la justice de lui accorder le droit de porter le nom de ses parents de coeur. Ce droit lui est dénié. Il devra attendre sa majorité s'il veut pouvoir demander une adoption plénière.

L'écriture est fluide, le style simple, réaliste mais sans rancoeur ni pathos. On est très vite embarqué dans l'histoire et on a hâte de connaître ce que le destin va réserver à Laurent. J'ai particulièrement apprécié la qualité de l'écriture (pour un premier livre, c'est remarquable) et la rigueur orthographique. J'ai été très émue par certaines images : l'opposition prédateurs / proies ; l'image du sparadrap collé sur ses souffrances d'enfant et que, sans vergogne, on arrache à de nombreuses reprises, remettant à vif certaines douleurs ; et nombre d'expressions métaphoriques : « un enfer à ciel ouvert » ; « un purgatoire où j'allais devoir apprendre, la peur au ventre, à danser avec le diable » ; « le bonheur prend parfois la forme d'une porte qui s'ouvre, d'un sourire qui vous illumine, d'une main tendue dans les ténèbres » ; « La neige renvoyait la lumière du soleil en un million de scintillements de diamants » ; « la peur m'empêche de prendre racine » ; « mendiant d'espoir » ; « Mes trois années d'existence n'avaient été jusque-là qu'hiver. J'étais comme un arbre sans feuillage, exposé aux vents, qui ne demandait qu'une faveur : avoir le droit de fleurir » ; « J'étais donc en sursis, dans ma famille d'accueil. Une sorte de CDD. »
Certains passages sont porteurs d'une vraie poésie : « Je ressens encore l'odeur de ma mère de coeur quand elle est passée près de moi, toute en grâce et en douceur. Elle est ce doux parfum qui est toujours à mes côtés, même quand elle est loin. Elle est ce petit courant d'air qui m'enveloppe de douceur, un petit vent léger au printemps, un chuchotement d'amour inconditionnel » qu'il convient de saluer.

Le livre se termine sur une information capitale que je ne dévoilerai pas et qui confirme, s'il était besoin, qu'il n'y a jamais vraiment de HASARD pour ceux que la vie a conduit, un temps, à se rencontrer ! Il rend enfin hommage à son Papa de coeur disparu prématurément et s'interroge aussi, dans une rapide tentative d'uchronie, sur la vie qu'il aurait pu vivre « s'il était né dans un autre ventre ».

S'agissant du fond :
Ce petit témoignage est extrêmement précieux ! Il donne à voir et à ressentir, du point de vue de l'enfant concerné, les conséquences des décisions iniques (souvent prises en dépit du bon sens) d'une machine bureaucratique froide et inhumaine. Il montre la nécessité d'une approche complètement différente de la problématique de placement des enfants confiés à l'Aide Sociale à l'Enfance (comme par exemple : ne pas séparer les fratries, ne pas couper le lien affectif existant entre enfant et famille d'accueil, ne pas laisser des droits aux parents biologiques dès lors qu'ils sont non aimants, défaillants, violents et seulement intéressés par les avantages pécuniaires de leur parentalité, ne pas déplacer l'enfant de famille en famille ce qui lui ôte la possibilité de s'ancrer et de se reconstruire, tenir compte de la parole de l'enfant et de sa volonté propre).

Il montre aussi combien la société, ces « bonnes familles » comme le dit l'auteur, les gens comme vous et moi peuvent être engoncés dans leurs certitudes et leur bien-pensance et se montrer cruels vis-à-vis de ces enfants qui n'ont comme seule « différence » d'avoir été rejetés par leurs parents ! Alors qu'ils sont coupables de rien, ils doivent subir une forte pression sociale : des regards sous-entendus des bons citoyens, des insultes et chicaneries des autres enfants qui ont eu la chance d'être nés du bon côté de la vie, et même l'ostracisme de certains adultes figures d'autorité (ex : l'instituteur) alors même que l'école de la République devrait pouvoir être un refuge pour tous !

Enfin, il interroge le lecteur sur des questions essentielles : de qui est-on le fils (ou la fille) ? Des parents qui donnent la vie ou des parents qui te sauvent la vie ? Telle est la question, comme dirait Shakespeare. Quid du poids de parents biologiques qui certes ont donné la vie mais qui vous ont abandonné, au regard de parents de coeur qui vous témoignent leur amour, vous reconstruisent et contribuent à restaurer votre estime de soi ? Sont-ce les liens de sang ou les liens de coeur qui prévalent dans ce type d'histoire ?

L'auteur conclut sur ces mots :
« En racontant cette histoire, j'ai tenté de vous faire pénétrer dans l'esprit d'un enfant dont les parents se détournent. Ce premier rejet est le pire qui soit. Quand vos propres parents vous abandonnent, c'est que vous ne valez pas grand-chose. Orphelin, je n'étais pas. J'avais un père et une mère. Mais étais-je leur fils pour autant ? »

Reste que ce premier livre, très intéressant et émouvant, laisse un peu le lecteur sur sa faim : nous aimerions en savoir plus sur l'adoption plénière un temps envisagée (est-elle devenue réalité ?) ; sur la façon dont Laurent a pu finalement construire sa vie, en termes de famille, d'enfants, de métier ; sur les liens qu'il entretient avec ses enfants s'il en a ; sur la façon dont il milite (ou pas) pour faire changer les termes de la loi sur les placement d'enfants et sur le fonctionnement de l'ASE… À plusieurs reprises, l'auteur évoque le concept de résilience cher à Boris Cyrulnik. L'auteur laisse entendre qu'il a pu surmonter les traumas de sa petite enfance, mais on aimerait comprendre comment. Mais peut-être ces questions trouveront-elles réponses dans un second livre ?

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