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Critique de Apoapo


C'est lorsqu'on ne reconnaît plus le sens d'un mot qui nous est pourtant intimement familier, lorsqu'on suppose qu'un détournement de sa signification a eu lieu sans pour autant saisir à quel moment, au cours de quel détour rhétorique (à la suite de quel sophisme…) et surtout dans quel but il s'est produit, lorsqu'à partir de prémisses qui semblent de bon sens l'on est confronté à des conclusions qui sonnent faux, lorsqu'une certaine répétition obsédante d'une petite musique de persuasion nous assaille, c'est alors que l'on se rend compte avec effroi que nous vivons déjà dans un monde orwellien. le mot dont parle ce livre, c'est « le bonheur » ; le détour idéologique, c'est la dénommée « psychologie positive » née de Martin Seligman au tournant du XXIe siècle ; la résonnance de cette mélodie incantatoire, et la raison de son fulgurant succès mondial dans un si grand espace de notre vie sociale et économique, sont à mettre en relation avec son absolue compatibilité, sa congruence, la coïncidence de ses finalités avec le néolibéralisme.
Fondée à la fois sur une négation axiomatique du savoir psychologique pluri-centenaire fondé sur thérapeutique des pathologies psychiques, la psychologie positive a d'abord une visée inverse : responsabiliser toute personne, et d'autant plus les « saines », au sujet de leur propre bonheur, quantifiable, universel, individuel, décontextualisé et toujours absent, toujours insuffisant, toujours perfectible – à l'instar de la flèche du paradoxe de Zénon –, en leur faisant d'abord accepter les adversités comme autant d'opportunités pour affiner leurs qualités de résilience. La poursuite du bonheur, axiome indiscutable sous peine des stigmates de « malade » et de « déméritant », est une voie unique, un idéal imposé, une norme en passe de devenir impérative, dans des contextes multiples. En effet, si ce bonheur-ci est essentiellement politique, mètre et objectif des politiques publiques, critère d'évaluation du progrès social, fondement d'une métamorphose de la morale (ch. Ier), il devient aussi argument d'autorité, tout particulièrement en temps d'incertitudes et de précarisation sociale (ch. II). En particulier, l'idéologie du bonheur a colonisé irréversiblement le monde du travail (ch. III). Mais le bonheur de la psychologie positive est devenu aussi une industrie en soi, voire une « marchandise fétiche », dont les produits sont les thérapies positives, la littérature du self-help et du développement personnel, voire même des applications téléphoniques ad hoc (ch. IV)… En élargissant les champs d'application de cette idéologie, on la découvre en outre déjà opérante (sans surprise) dans les armées, mais aussi dans le langage, comme système d'évaluation du normal et de l'anormal, du sain et su maladif, des émotions « positives » et « négatives ». En somme, dans l'happycratie, le règne du bonheur, il est question d'un ensemble simplifié à l'extrême de critères de jugement des comportements, actes et sentiments qui a pour effet une culpabilisation du souffrant, un discrédit de tout autre but existentiel que celui qui est imparti ; il contient enfin d'implacables moyens de déconsidérer non seulement les critiques de son idéologie pernicieuse, mais la pensée critique tout entière.
La prose est parfois un peu aride, les redites ne sont pas absentes, mais elles sont sans doute nécessaires à déceler le « noeud », le « point de rupture » entre le sens généralement acceptable des concepts et le moment de leur détournement idéologique.
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