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Critique de HordeDuContrevent


Sous le coeur fondant de chocolat blanc, une pointe vert d'eau, amère, de liqueur de génépi…

Parée sur mes skis, j'ai suivi avec bonheur et curiosité les traces laissées par Onee (@BibliodOnee) dans la poudreuse des alpes suisses pour filer comme elle tout schuss, recueillant au passage les petits papiers brillants des papillotes de chocolat blanc qu'elle m'avait laissés comme repères, accrochés aux sapins et brillant de mille feux, chemin de Petit Poucet afin que je ne m'égare pas. Il faut dire que le voyage est singulier, le brouillard qui, par moment recouvre tout, donne l'impression d'un voyage immobile. Dans sa grande générosité, Onee m'avait même laissé quelques chocolats que j'ai trouvés certes tout aussi exquis et fondants qu'elle mais avec, en leur coeur, une pointe d'amertume, une petite larme vert d'eau, de la liqueur de génépi très certainement.
Après le fondant et l'onctuosité qui réconfortent immédiatement, le coeur de ce livre est amer, imperceptiblement, et bien plus alcoolisé qu'il n'y parait de prime abord…

Ils m'ont fait sourire Paul et Géorg, voire rire par moment. Et touchée aussi. Il était bon d'être avec eux, dans ce petit village de la haute vallée du Rhin, au coeur du canton suisse des Grisons, entre Autriche et Italie, même si j'ai eu du mal parfois à bien les comprendre (mazette, quel accent !). Mais, une fois habituée à ce (franc) parlé, je me sentais des leurs, dans cette cabane au pied de leur téléski qui dessert plusieurs pistes du domaine skiable local. Ils attendent, les deux collègues, ils attendent…Ils attendent le client, le skieur, en bon gardien du téléski qu'ils sont, alors que la neige se fait désormais plus rare qu'auparavant et que le taux de fréquentation est en berne.

« le rien de neige qu'on veut bien nous accorder, eh bien elle fond comme un coeur de jeune fille devant Elvis, dit Paul, y a plus que sur les affiches qu'on voit vraiment de la neige pour finir, je veux même pas repenser au temps qu'on était gamins et qu'on avait pas école pendant des semaines parce qu'y avait tellement de neige qu'on pouvait plus sortir de la maison, la première elle arrivait en novembre au plus tard, et en avril il neigeait encore ».

L'attente est propice aux discussions, à la dégustation de biscuits faits maison, de petits verres d'alcool local. Certes, ils font de menus réparations, s'assurent que le téléski fonctionne bien, que la file d'attente ne permette pas aux skieurs de doubler. Mais surtout, durant ces longues heures, ils refont le monde, égrènent leurs souvenirs, font émerger le fond de leurs pensées à coups de raccourcis hâtifs, de malice, de piques assassines, de ragots, de vérités toutes faites…Ils refond le monde quitte à gonfler un peu les chiffres de fréquentation de leur téléski afin de mieux justifier leur présence…

« Paul observe à travers ses jumelles le village en contrebas, regarde-moi voir ça, ce qui circule dans ce village, il marmonne, ses jumelles suivent une voiture à travers le village, c'est le fils du curé. Là tu m'en apprends une bonne, le curé qu'aurait un fils, c'est nouveau ça, dit Georg en comparant les montagnes à sa carte géographique. Bien sûr que c'est le fils du curé, il lui ressemble au poil près, dis-moi sinon qui d'autre a les cheveux roux dans le village. Il peut pas avoir un fils, c'est interdit, dit Georg. Y a pas mal d'autres choses qui sont interdites, dit Paul, mais si le curé est le seul à avoir des cheveux roux, et que tout à coup par hasard y a un enfant qui naît avec des cheveux flamboyants comme ceux du curé, alors bon Dieu, c'est bien que c'est le fils du père, non ? On a encore assez de jugeotte à nous deux, pas vrai, tu vas pas me dire qu'ils ressentent rien du sortilège entre les jambes ceux-là, ou bien ? Il tourne la molette des jumelles ».

Au fur et à mesure de ces cent pages, quelque chose émerge paisiblement, à la vitesse de l'accent suisse, ces deux personnages du terroir simples et rustiques prennent peu à peu une grandeur quasi mythologique. C'est l'évolution de l'humanité, la fin du monde d'antan où leur téléski tournait aussi bien que le monde tournait rond, qu'ils mettent en valeur avec tendresse et nostalgie, l'air de rien cachés derrière leurs anecdotes, et qu'ils éclairent d'un regard singulier pour leur donner une portée universelle.

Avant que la profondeur de ce texte n'émerge subtilement, que ces petits riens de la vie ordinaire en ce territoire isolé deviennent des lumières prophétiques sur la marche du monde, c'est bien la plume de Arno Camenisch qui nous happe immédiatement, nous enveloppe et nous ensevelit. C'est une avalanche de tournures populaires rocailleuses et âpres, d'argot, de trouvailles, un mélange étonnant reflet de ce territoire au carrefour entre la Suisse, l'Autriche, l'Italie et la France. J'avais l'impression peu à peu d'entendre ces voix, de sentir leur façon de parler, de capter cette langue, grâce, sans aucun doute, au talent de la traductrice, Camille Luscher, qui a su restituer tout le charme de l'écriture de ce jeune auteur.

Il me tarde de découvrir les autres opus de la saga étonnante et vivifiante qu'a élaborée Arno Camenisch. Quatre petits livres narrant la vie ordinaire dans cette vallée montagnarde du Rhin, en suisse. Raconté par des protagonistes différents, dans leur façon de parler, avec leurs mots. Onee a écrit un récent billet sur un des opus, « Derrière la gare » qui se place à hauteur d'enfant. Mentionnons également Ser Nez qui offre une vision certainement très bucolique et champêtre de ce village en été et Ustrinkata qui parle d'un café dans ce même village, café condamné à la fermeture dont il faut liquider les stocks…

Petit roman crépusculaire et nostalgique sur les premières neiges qui semblent bien être les dernières, ce livre m'a plu dans sa façon de rendre compte de la vie ordinaire et des angoisses de personnes enracinées dans un territoire dont ils perçoivent les évolutions et les failles. de cette prise de conscience, vécue et racontée, souvent drôle, parfois grave, des flocons de poésie locale virevoltent, nous recouvrant de leur fraicheur, des flocons « comme des pétales de fleurs, de vrais sparadraps, ça t'éclaire droit dans le coeur ».


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