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Citations sur Le ventre de la péniche (13)

Je suis issu d’une famille modeste et j’en suis extrêmement fier. Je ne porte pas ce patrimoine comme une légion d’honneur, mais pas loin, un dérivé de médaille du mérite made in Calabre. Je suis estampillé populaire sur mon front en caractères gras, dans mes chairs et dans mon bide, et pas seulement à cause des nouilles pas chères que j’ai bouffées toute mon enfance. Mes couilles produisent des spermatozoïdes d’ouvriers, chez nous les bébés naissent avec des truelles dans leurs petites mains charnues, les sage-femmes hallucinent, les enfants Cervantès sortent des maternités avec des chaussures et des casques de chantier, pas avec des robes à fleurs qu’ils porteront pour leur rentrée des classes dans des écoles privées anglaises. Je ne suis pas un fils de et c’est ce qui m’a rendu fort. L’effort est mon quotidien, la difficulté m’a donné de la consistance et je la trouve facile. Notre patrimoine génétique est tapissé de ténacité et de patine artistique, nous sommes constitués d’acharnement, d’abnégation, de pugnacité maladive, d’obstination obsessionnelle, exagérée, quasi absurde ; ne pas naître avec une cuillère en argent dans la bouche m’a offert du mordant, un héritage customisé pitbull, une notion élémentaire fondamentale du travail bien fait. C’est notre étendard, notre blason, notre échafaudage, notre secret de fabrication, ils sont ancrés dans nos viscères et sous nos peaux.
Mon père me faisait jouer de la bétonnière des week-ends entiers pour que je me paie l’entrée du cinéma. J’avais onze ans. Lorsque j’arrivais à la caisse du cinéma avec ma pièce de cinq francs qui prenait la moitié de la main, j’avais la tête haute, les mains en feu par le manche de la pelle et le ciment pur, mon dos était en miettes, mais je marchais droit.
À douze ans je ratissais les feuilles mortes de mes voisins.
Je me suis payé mon premier argentique avec cet argent, un Ricoh modèle 500 ST, une merveille qui m’a apporté mes premiers frissons photo. Je me rappelle des hésitations, parce que la pellicule coûtait une fortune, l’attente du cliché idéal, la contemplation, les soirées à guetter la lumière du couchant qui n’arrivait jamais. Le délai d’attente du développement, interminable, où tu avais l’impression que ton horloge de salon remontait le temps et que tu rajeunissais. Les premières merveilles pondues lors de focales hasardeuses et de diaphragmes réglés à la wanagain, le tout couronné d’une bonne couche d’à-peu-près et d’advienne que pourra. Autodidacte fauché, je m’en référais à l’instinct de l’instant de mon instantané. Des souvenirs de résultats miraculeux viennent à moi, des photos qui me valurent parfois les compliments de photographes bluffés par ces visages figés mais en mouvement. Il n’est pas si loin le temps où des âmes bienveillantes me prodiguaient des conseils pratiques parce qu’ils avaient vu en moi comme une sorte de don de l’œil, de Don Juan du Canon.
J’attendais alors, impatient, les week-ends, que papa rentre de sa semaine de déplacement à l’autre bout de la France. Il était rincé, brisé, mais ses yeux s’émerveillaient lorsque je lui tendais mes divines photos.
– C’est toi qui as fait ça ? disait-il les yeux écarquillés.
– Ben ouais.
– C’est bien mon fils, continue, je suis fier de toi, ne t’arrête pas de prendre des photos mon cœur.
– Oui, papa, promis.
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Le lendemain de l’arrivée d’Hannah, j’avais dormi quatre heures lorsque je me réveillai. En plus d’être épuisé, j’étais excédé par mon ex. Je n’avais aucune envie de la voir ou d’échanger quoi que ce soit avec elle. Je voulais juste qu’elle prenne son sac et qu’elle foute le camp ! Ça faisait bien longtemps que j’avais réglé mes histoires avec elle, j’avais enterré le passé au fond du jardin un jour de grand vent, et depuis, la végétation avait repris ses droits sans forcer, millimètre après millimètre.
Quand je suis descendu, elle fumait une cigarette dehors, pieds nus dans l’herbe mouillée du matin.
Elle m’a entendu brasser autour de la cafetière, elle a jeté son mégot sur mon parterre de menthe, et elle m’a rejoint. Ça m’a fendu en deux. Je me suis dit qu’avec des énergumènes pareils on n’était pas près de sauver la planète.
– Faut qu’on parle Jason.
J’ai soupiré sans le moindre regard pour cette femme en charpie.
– Je n’ai pas envie Hannah, j’aimerais que tu ramasses tes affaires et que tu me laisses tranquille, s’il te plaît.
– Tu plaisantes ? Je n’ai pas fait mille bornes pour me tirer sans toi Jason, sache-le !
Elle était grande, Hannah, élancée, ses jambes comme des échasses interminables, son ventre toujours aussi plat. Hannah n’a jamais été maternelle, elle n’a pas été construite pour perpétuer, juste vivre maintenant les émotions qui la traversaient aussi rapidement que des paysages d’autoroute. Ce qui m’avait frappé sur le coup lorsque j’avais ouvert hier, c’était de voir qu’à l’aube de ses cinquante ans, malgré les clopes et le reste, elle semblait toujours aussi fraîche qu’une laitue à peine cueillie, alors que je suis sûr qu’un paquet de nanas de son âge qui avaient fait bien plus gaffe et qui commençaient à virer fripées, n’attendaient qu’une chose : la voir se réveiller du jour au lendemain avec tous les excès de sa vie cisaillée sur son visage d’amour.
– L’enterrement de Gladys a lieu après-demain à Thionville, c’était là qu’elle vivait. Elle va être incinérée.
– Thionville ! Thionville ? Thionville, ah ben merde.
Elle a avalé une grande bouffée d’air comme pour expédier une coulée de sanglots prête à tout emporter sur son passage. Elle a plissé les yeux.
– Elle t’aimait énormément, tu sais. Tu as toujours eu une place particulière dans la vie de Gladys.
Cette fois c’est moi qui ai regardé ailleurs, ces satanés seaux de larmes qui voulaient se faire la belle. On voulait tous se faire la belle.
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Les paupières semi-ouvertes, l’officier de gendarmerie Vincent Givert avale une nicorette.
Je vois qu’il apprécie secrètement lorsque la dose homéopathique de nicotine pénètre sa bouche pâteuse, et entre enfin en contact avec ses papilles gustatives, injectant le microshoot de soulagement, un sursis de quelques précieuses minutes dans son désert de sevrage de tabac. Il la broie nerveusement dans un raffut buccal qui me glace le sang, et qui me sort de mon entame de demi-sommeil, puis il trimballe gauche droite les miettes dans sa bouche sans quitter l’écran des yeux.
Pendant ce temps, je n’existe plus, je ne pèse pas grand-chose face à la gomme médicamenteuse. Je déguste en silence ces quelques minutes de répit, je pense à Hannah.
– Nom de famille ?
– Cervantès.
– Prénom ?
– Jason.
Il pose un œil sur moi, un vague oxymore javellisé, clair foncé franchement incertain, ce n’est pas du dégoût ni de la répugnance, on dirait plutôt un mélange sucré saoulé entre surprise et déplaisance, ça a au moins le mérite d’exister.
– Comme Jason et le poisson ?
– Non, ça c’est Jonas… Jason c’est l’histoire de la toison d’or…
Je ne sais pas si c’est vraiment moi qu’il scrute méticuleusement ou un autre, j’ai l’impression que derrière mes pupilles il a trouvé un territoire dans lequel son esprit vagabonde, un terrain vague pourlingue au paysage de matin embrumé. L’insistance de son regard de pierre me met mal à l’aise, ça dure une éternité et des poussières, puis mon OPJ revient dans la réalité, il plonge toute son attention sur son écran des années deux mille.
– Date de naissance ?
– 29 septembre 1969…
– Lieu de naissance ?
– …
– Eh oh, z’êtes né où ?
– À Édimbourg-des-Sept-Mers…
– C’est où, ce bled ?
– Sur l’île de Tristan da Cunha, un territoire britannique au milieu de l’Atlantique sud, entre l’Afrique du Sud et l’Urug…
– J’m’en fous.
– Moi aussi.
– Ça aussi j’m’en fous.
Il poursuit sa drôle d’observation statique de moi, insondable, ambiguë. Je contemple, fasciné, ses yeux bleu azur incrustés de têtes d’épingle vertes, ocre, terre battue, qui jouent à un-deux-trois-soleil, à croire que son cerveau erre dans un entre-deux approximatif, une zone déserte non répertoriée sur sa carte mémoire, sans eau ni électricité, avec pas un rade pour étancher sa soif.
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