Le sourire de Mandela

Que signifiaient donc tous ces flots de larmes ? A mon avis, ils trahissaient l'existence d'un noyau intime de vulnérabilité dissimulé sous l'extérieur bourru de ces rudes Boers. En ce moment cathartique, les Afrikaners se purgeaient violemment de toute la culpabilité accumulée, cette culpabilité qui n'épargnait aucune d'entre eux si l'on en croit Zelda la Grange. Mandela n'avait pas simplement libéré l'Afrique du Sud noire de la tyrannie, il avait rédimé les péchés de l'Afrique du Sud blanche.

"Mandela fait preuve d'une intuition presque animale dans asa capacité à identifier les zones de vulnérabilité de ses interlocuteurs et à les rassurer".

C'est exactement là l'effet qu'allait décrire quelques années plus tard le président Bill Clinton à propos de sa rencontre avec Mandela : "Il nous incite tous à exprimer le meilleur de nous-mêmes".

..., Sampson écrit dans son excellente biographie que "derrière son indéniable sociabilité, il a toujours maintenant une réserve impénétrable, protégeant jalousement son intimité". En lisant ces lignes, je repense encore une fois à Mandela comme à une figure victorienne qui aurait eu sa place à la fin du XIXe siècle à Londres. Ce type d'individus manifestaient une assurance sociale impressionnante, mais ils étaient psychologiquement corsetés et incapables d'extérioriser leurs émotions. Ils étaient mus par "cette terrible notion du devoir", selon la formule du poète victorien Arthur Hugh Clough, qui sustente le personnage public mais tend à mutiler l'homme privé.

En déclarant qu'il ne ressentait pas d'amertume, il ne manifestait pas tant les qualités d'un saint que sa capacité impressionnante à refouler ses sentiments au service de ses objectifs politiques. C'était la façon la plus convaincante d'apaiser les inquiétudes de la population blanche et de faire passer le message que la vengeance n'était pas à l'ordre du jour.

Comme me le confia un jour l'archevêque Desmond Tutu, prêcheur enflammé de la libération noir, rien n'aurait été possible sans lui. C'était son intégrité et son courage alliés à son charme et son pouvoir de persuasion, qui avaient convaincu ses ennemis de céder le pouvoir volontairement. Ils étaient rassurés de faire face à un leader qui renoncerait à la vengeance que leurs consciences coupables redoutaient.

La deuxième leçon que je retiens de Mandela concerne un phénomène aussi simple que rare : il est possible d'être à la fois un homme politique et un être humain exceptionnels. Admiré et aimé de tous, Mandela était l'anti thèse de ces leaders pervers aveuglés par le pouvoir qui usent de leurs talents pour stimuler les pires instincts des masses qu'ils mobilisent.

Car Mandela comprenait - et c'est là un autre secret de sa réussite - que les gens ne naissent pas mauvais et que les stéréotypes raciaux ou nationaux sont de dangereux mensonges.

De quel droit pourrais-je me permettre de remettre en question la grandeur de Mandela alors que même des gens comme Constand Viljoen et Niel Barnard, qui furent en leur temps parmi les réactionnaires les plus extrémistes de la planète, tombent en adoration devant lui ? Car il est devenu leur héros, comme il est le héros de pratiquement tous les Sud-Africains, et comme il restera un héros pour le monde entier. Et ce à une époque où les héros, du moins dans l'arène politique se font plutôt rares.

Je retourne souvent en Afrique du Sud et mon impression c'est que, malgré la persistance d'un tribalisme têtu, c'est désormais un pays où les relations quotidiennes entre Noirs et Blancs sont particulièrement détendues, et certainement plus qu'aux Etats-Unis, où j'ai vécu près de quatre ans.