Citations sur Les trois soeurs qui faisaient danser les exilés (14)
Le long de l'Èbre, les traces de la guerre étaient visibles partout, les piles de ponts détruits, témoins immobiles, barraient son lit. Le silence emplissait les lieux de violence et de mort; j'imaginais la guerre et j'étais séduit par la beauté de cette terre, ce long fleuve paisible, cette eau limpide où tant d'hommes s'étaient vidés de leur sang. Mora d'Èbre, les terres hautes de Gandesa, terras altas, entre oliviers et vignes sous les sommets trapus; forêts abruptes de pins où les républicains se cachaient, où les avions allemands les trouvaient. La beauté et l'horreur.
Un mort sans sépulture.
Un mort perdu quelque part dans les terres froides du Cid. Gisant dans une fosse commune, anonyme, méprisé, abattu sans pitié, sans remords et jeté au hasard de la campagne, là où la terre s'ouvre le plus aisément, jeter les corps des morts, criblés de balles fascistes, au plus vite, camoufler l'horreur.
J'ai entendu cette histoire tant de fois.
Elles s'appelaient Flora, Begonia et Rosa. Elle s'appelait Alma.
Ils s'appellent Enrique, Clara, Anton ; Eliodora et Ana, Pablo et Giuseppe, Gabriele.
Ahmed, Aylan, Boubakar, Vahan, Angelica, Souleiman...
Sur la mer, sur les routes, cachés sous les camions, dans les soutes des avions, les exils continuent. Une ritournelle sans fin...
Je regarde les albums, je relis les carnets. Je n'oublie pas.
De tout ce passé, de toute cette histoire, j'ai fait ma richesse.
Je vous ai raconté ma vie, Gabriele, et je vous remercie de m'avoir écoutée. Ça m'a fait du bien. Une fois que les choses sont dites, vous voyez, elles prennent tout leur poids et on arrête de les porter... Mais rappelez-vous : accepter, aimer, pardonner, accepter, aimer, pardonner, voilà les clés de la vie, Gabriele, croyez-moi ! Retournez chez vous, tâchez de comprendre, retournez d'où vous venez, c'est là que vous retrouverez votre chemin...
Je me suis toujours interrogée sur le devenir des gens. Qu’est-ce qui les pousse à faire ce qu’ils font ? Qu’est-ce qui nous a poussées nous, petites jeunes filles bien rangées, à nous jeter à bras-le-corps dans cette bataille humaine ? Qu’est-ce qui vous pousse, vous, à traverser l’Espagne franquiste pour venir me voir ? Quel est le moteur ? Moi je dis le coeur, Gabriele, ce qu’on est à l’intérieur !
Nous avions vécu ensemble longtemps et je ne comprenais pas son silence, cependant il me semblait que quelque chose en nous continuait à se parler. Mais sans doute ne l’entendait-elle pas. Je pensais à elle régulièrement.
J’avais l’impression qu’avec ces réfugiés elles reconstruisaient leur histoire espagnole, la vivaient par procuration. Flora ne mentionne pas de regret, de nostalgie du pays qu’elles avaient laissé. Elles étaient jeunes quand elles étaient parties, Flora avait six ans. Comme moi quand j’avais quitté l’Italie.
Avec eux, elles réapprenaient leur hispanité. À travers eux, elles commençaient un voyage vers elles-mêmes.
Entre nous ne circulait que du vécu, du visible ; je nous trouvais côte à côte l’un de l’autre, pas ensemble.
Ne vous inquiétez pas, Gabriele,, même si c'est difficile je suis contente de pouvoir enfin sortir de cette histoire de moi. A garder les choses pour soi, elles s'enveniment.
Vous connaissez Jackson Pollock... C'était un génie. Sa femme, Lee Krasner, était peintre. Ils ont commencé ensemble , on peut même dire qu'elle l'a influencé. Mais tout le temps qu'il a été vivant elle s'est mise au service de son génie à lui. Elle devait sentir qu'il y avait dans cet homme quelque chose de grand alors elle s'est mise en attente et l' aidé à accoucher de son art. Parce que c'est bien ça une oeuvre, c'est une gestation. Quand ça sort ça fait mal et ça libère...