Citations sur Les trois soeurs qui faisaient danser les exilés (14)
Un mort sans sépulture.
Un mort perdu quelque part dans les terres froides du Cid. Gisant dans une fosse commune, anonyme, méprisé, abattu sans pitié, sans remords et jeté au hasard de la campagne, là où la terre s'ouvre le plus aisément, jeter les corps des morts, criblés de balles fascistes, au plus vite, camoufler l'horreur.
J'ai entendu cette histoire tant de fois.
Le long de l'Èbre, les traces de la guerre étaient visibles partout, les piles de ponts détruits, témoins immobiles, barraient son lit. Le silence emplissait les lieux de violence et de mort; j'imaginais la guerre et j'étais séduit par la beauté de cette terre, ce long fleuve paisible, cette eau limpide où tant d'hommes s'étaient vidés de leur sang. Mora d'Èbre, les terres hautes de Gandesa, terras altas, entre oliviers et vignes sous les sommets trapus; forêts abruptes de pins où les républicains se cachaient, où les avions allemands les trouvaient. La beauté et l'horreur.
En France, on aime le silence et les mots tus, la retenue, la pudeur dans les choses profondes.
Ne vous inquiétez pas, Gabriele,, même si c'est difficile je suis contente de pouvoir enfin sortir de cette histoire de moi. A garder les choses pour soi, elles s'enveniment.
Vous connaissez Jackson Pollock... C'était un génie. Sa femme, Lee Krasner, était peintre. Ils ont commencé ensemble , on peut même dire qu'elle l'a influencé. Mais tout le temps qu'il a été vivant elle s'est mise au service de son génie à lui. Elle devait sentir qu'il y avait dans cet homme quelque chose de grand alors elle s'est mise en attente et l' aidé à accoucher de son art. Parce que c'est bien ça une oeuvre, c'est une gestation. Quand ça sort ça fait mal et ça libère...
C'est ça l'exil, on ne sait plus d'où l'on est, personne ne nous reconnait plus vraiment, on est fait de trop d'expériences différentes, les cultures se mélangent et l'identité s'embrouille.
Elles s'appelaient Flora, Bégonia, Rosa. Elles étaient trois, elles étaient sœurs. Elles habitaient cette maison, à Cerbère, cette grande maison qu'aujourd'hui j'habite. Sous leurs fenêtres l'histoire roulait des flots d'hommes et de femmes. Sous leur fenêtre la mer se balançait. Un jour elles sont parties, ont tout abandonné.
Nous avions vécu ensemble longtemps et je ne comprenais pas son silence, cependant il me semblait que quelque chose en nous continuait à se parler. Mais sans doute ne l’entendait-elle pas. Je pensais à elle régulièrement.
Je me suis toujours interrogée sur le devenir des gens. Qu’est-ce qui les pousse à faire ce qu’ils font ? Qu’est-ce qui nous a poussées nous, petites jeunes filles bien rangées, à nous jeter à bras-le-corps dans cette bataille humaine ? Qu’est-ce qui vous pousse, vous, à traverser l’Espagne franquiste pour venir me voir ? Quel est le moteur ? Moi je dis le coeur, Gabriele, ce qu’on est à l’intérieur !
J’avais l’impression qu’avec ces réfugiés elles reconstruisaient leur histoire espagnole, la vivaient par procuration. Flora ne mentionne pas de regret, de nostalgie du pays qu’elles avaient laissé. Elles étaient jeunes quand elles étaient parties, Flora avait six ans. Comme moi quand j’avais quitté l’Italie.
Avec eux, elles réapprenaient leur hispanité. À travers eux, elles commençaient un voyage vers elles-mêmes.