Contrairement à leurs parents, les deux filles étaient blondes naturelles, sans doute des gènes de la génération précédente, une blondeur qui non seulement dissimulait leurs origines égyptiennes mais les avantageait par rapport aux filles ashkénazes de la classe qui, à l’école primaire comme au lycée, étaient plutôt châtain. Il y eut des périodes où elles furent quasiment comme des sœurs. Tous les vendredis, chez les parents de la fille unique et en compagnie de Vita, elles regardaient le film hebdomadaire en arabe sur l’unique chaîne de télévision et sans baisser le volume, parce que chez la grande et sous l’autorité de Viviane, il fallait baisser le son au maximum.
Quel désespoir. Mieux vaut écrire sur les paquets de cigarettes qu’ils provoquent le désespoir et non la maladie et la mort. Les gens ont plus peur du désespoir que de la mort. La mort ne leur fait plus rien, le désespoir, oui.
Les cochons se multiplient vite. Une femelle qui a fini d’allaiter est de nouveau féconde au bout de quelques jours. Les pourceaux les plus forts poussent les faibles vers les mamelles les plus éloignées de la truie, qui sont moins pleines en général, et les petits finissent par mourir de faim. Mais on peut repérer ces petits pourceaux et les vendre avant qu’ils ne meurent. Leur chair délicate est très appréciée à la table des riches.
Les chroniques relatent des histoires effroyables. Certains vaisseaux étaient menés par des capitaines cruels qui débarquèrent les juifs sur des terres arides d’Afrique du Nord ou sur des îles lointaines de la Méditerranée, sans céder à leurs supplications de les reprendre à bord. Femmes et enfants furent enlevés, dispersés et vendus comme servantes ou esclaves.
Quant aux fellahs qui vivaient dans des masures de boue, ils étaient les seuls à répéter maktoub, maktoub, c’est le destin, et n’imaginaient pas qu’il pût exister sur terre une autre forme de vie, moins épuisante, moins prévisible. Ils continuaient à boire l’eau du Nil dans les canaux malgré la bilharziose, les enfants attrapaient le trachome, et les adultes des maladies des reins dont ils mouraient jeunes.
Un des convives avait avoué qu’il prenait du Viagra même s’il n’en avait pas vraiment besoin, mais que sa vie sexuelle s’en trouvait améliorée et par ricochet, toute sa vie en général. Un autre avait ajouté que lui aussi prenait du Viagra exactement pour la même raison. Les femmes avaient révélé en riant leurs secrets d’alcôve. Les hommes étaient satisfaits du parler libre de leurs épouses.
Ils sont originaires d’Égypte, mais ils parlent le français à la maison. Les Égyptiens c’est autre chose que tout le reste des Orientaux.
Elle n’oublierait jamais la scène que sa mère Flore avait faite à son père le jour où elle avait découvert le pot aux roses, le salaire de son mari divisé en deux parts égales. Viviane avait beau se garder d’évoquer ce que son père avait fait durant vingt ans au vu et au su de tous, la chose se savait. À elle, rien de tel ni même d’approchant n’arriverait. Jour et nuit, elle garderait les yeux grands ouverts. Une infidélité ou deux, bon, passe encore, mais quinze ans, vingt ans, et des enfants de surcroît ? Tous ses radars étaient dirigés vers le pays d’exil dont elle parlait avec ses sœurs au café Ritz, et ensemble, elles se demandaient comment Flore n’avait rien remarqué et, après une analyse poussée, elles en déduisaient qu’elle était trop occupée à choyer son fils aîné.