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Critique de Woland


Soldados de Salamina
Traduction : Elisabeth Beyer & Aleksandar Grujičić

ISBN : 9782253113560

"Les soldats de Salamine" pourrait se définir, en dépit de sa brièveté (il ne fait que deux-cent-quatre-vingt-deux pages en Livre de Poche), comme un roman sur l'Espagne de la Guerre civile et aussi comme un roman sur le besoin d'écrire. S'il a d'ailleurs fini par atterrir sous l'étiquette "roman", son auteur, qui est aussi journaliste, n'arrête pas de préciser à tous ceux qui lui en parlent dans le livre que le résultat auquel il veut aboutir, c'est un "récit réel." Ce qui n'étonne guère les journalistes qu'il croise mais laisse plutôt perplexe le Chilien Roberto Bolaño qui fait, dans la troisième partie, une apparition très remarquée, tant pour son humour que pour son franc-parler, et aussi parce qu'il va aider en quelque sorte Cercas à reprendre et achever un texte qu'il croyait sans valeur.

Quoi qu'il en soit, que vous soyez farouchement partisan du terme "roman" ou que vous encensiez tout aussi frénétiquement le "récit réel", point n'est besoin d'engager ici une guerre civile sur Babélio ;o) . "Les soldats de Salamine", dont le titre fait allusion à la victoire, très inattendue, des Athéniens de Thémistocle sur les Perses de Xerxès Ier (pour les dates, c'est Pâques, alors, vous irez les chercher vous-même mais ça devait se passer aux alentours de 480 av. J. C., si ce que m'a appris ma chère professeur au collège, Mme Capoucin, dans un temps qui n'est plus, est resté relativement intact dans ma mémoire ), est avant tout un livre à lire. Il est écrit par un homme que je classerai plutôt à gauche (vous remarquerez l'orthographe ancienne, n'est-ce pas, que je n'utilise plus que très rarement pour la France ) mais véritablement passionné par l'Histoire de son pays et qui tente, comme tant de gens de ma génération (Cercas est né en 1962) en Espagne, de comprendre comment et pourquoi tout cela est arrivé ; comment un même peuple qui, dans le combat, a montré, des deux côtés, une bravoure, voire une témérité, ainsi qu'une férocité similaires dans bien des cas, en est arrivé à se déchirer de la sorte alors qu'il possédait les mêmes vertus et les mêmes défauts ; et, peut-être plus encore, comment il a laissé récupérer pour les uns un mouvement révolutionnaire de droite non dépourvu de panache par un petit officier sorti du rang, lequel l'a transformé en dictature petite-bourgeoise et sans gloire, et pour les autres un mouvement révolutionnaire de gauche, à la fois social et sincère, par un parti politique étranger qui l'a bloqué, paralysé et conduit à l'inexorable défaite.

"Les soldats de Salamine" est un livre courageux, passionné, aussi impartial qu'il le peut parce qu'il veut "comprendre", qui débute par une anecdote toute simple, un de ces petits trucs qui surviennent en temps de guerre sans qu'aucun belligérant puisse l'expliquer avec logique : un soldat qui tient son ennemi - et un ennemi gradé, une "huile" même - au bout de son fusil, un soldat qui, très précisément, n'a qu'à crier pour que les siens arrivent et abattent l'ennemi, lequel n'est pas armé, ce soldat-là ne fait rien. Non Au contraire : il ment aux siens en leur affirmant que, de son côté, il n'aperçoit aucun adversaire évadé.

Dès le départ, le gradé, l'"huile", a un nom, et pas n'importe lequel. Il s'agit de Rafael Sánchez Mazas, l'un des pères fondateurs de la Phalange - la Phalange a précédé Franco, rappelons-le - qui deviendra plus tard ministre sous le Caudillo avant d'être destitué par celui-ci et renvoyé à ses poèmes et à ses romans. (Il se trouve que, bien qu'il soit aujourd'hui assez oublié sur ce plan, Sánchez Mazas était aussi écrivain.) Selon Javier Cercas, "un bon écrivain mineur". le milicien qui va le laisser s'échapper, lui, demeure anonyme jusqu'à la fin ... à moins que l'on adopte la théorie de Cercas - qui est d'ailleurs peut-être exacte. Et tout le livre repose sur la définition du "héros" par rapport aux parcours, si différents, de ces deux hommes.

Au temps de ses débuts dans la Phalange, au temps de sa "foi", dirais-je , Sánchez Mazas aurait pu devenir un héros. Sans doute s'est-il rêvé d'ailleurs en héros, c'est le privilège de la jeunesse et peu importe l'idéologie qu'elle sert ou croit servir. Mais il n'en a jamais eu le courage physique - ce qu'il admettait - et encore moins, ce qui est bien plus grave, le courage moral. Après la fin du conflit et l'arrivée au pouvoir de Franco, il a laissé récupérer ses idées et celles de José Antonio Primo de Rivera par le Caudillo : il a laissé s'embourgeoiser la révolution dont, à sa manière, il rêvait - il ne refusait que le communisme et le désordre public. Parfaitement conscient d'avoir raté sa vie, il s'est replié sur lui-même, a continué à écrire, certes, a fanfaronné jusqu'au bout qu'il n'était habité "ni par le regret, ni par l'oubli" et puis, il est mort. Paisiblement mais avec tout le poids de ce qu'il avait raté pour lui-même - et de cette guerre que, avec ses amis de jeunesse, qui furent tous (ou presque) assassinés au début du conflit, il avait déclenchée sans soupçonner le moins du monde les conséquences qu'elle aurait sur son pays.

L'autre, le milicien sans nom (à moins qu'il ne s'agisse vraiment de Miralles), ne s'est jamais senti un héros. Et pourtant, il le fut. Reculant devant les troupes franquistes, il passe en France, connaît la tragédie des camps (nous avons traité nos frères européens comme nous n'osons pas, aujourd'hui, traiter des migrants bien plus agressifs et qui ont bien moins de raisons d'occuper notre territoire), s'engage dans la Légion étrangère, rejoint Leclerc au Maghreb, entreprend avec lui et ses troupes, à pied, la traversée du désert jusqu'au Tchad , participe à la Seconde guerre mondiale, retraverse le désert dans l'autre sens pour s'embarquer en direction de la Normandie, entre dans un Paris meurtri mais libéré, finit par se fixer à Dijon et à obtenir une nationalité française largement méritée, croise dans le camping catalan où il se rend régulièrement un certain Roberto Bolaño qui gagne alors sa vie en gardant les lieux, et puis s'installe pour mourir dans une maison de retraite tenue par les soeurs, non loin de Dijon. Comme Sánchez Mazas jusqu'en 1966, date de sa mort, cet ancien milicien, qui tient à ce qu'on l'appelle Miralles tout court, a vu mourir tous ses amis, tous ses compagnons de jeunesse tandis que, pour une raison inconnue, la Mort l'épargnait. Et, à un Javier Cercas sur le moment déconcerté, il avoue en pleurant presque : "Les héros ? ... Mais les héros sont morts. Morts. Morts. Morts. Tous."

La Mort, la grande gagnante. Tant dans la guerre civile d'Espagne que dans la Seconde guerre mondiale. Et pourtant ...

Et pourtant, il reste cette histoire étrange, que Cercas nous raconte en trois parties - le "prologue" où il apprend l'anecdote sur l'"exécution" ratée de Sánchez Mazas, le mini-portrait qu'il nous brosse de celui-ci et de son existence, et enfin l'entrée en scène de Bolaño qui, avec l'incroyable vie de bâton de chaises qu'il a menée, va le convaincre de reprendre son texte et de tenter de lui donner cette fin qui lui manquait en faisant des recherches sur le fameux Miralles - cette histoire un peu folle, un peu décalée qui est à la fois un hymne à l'Espagne, ni à l'Espagne franquiste, ni à l'Espagne communiste mais à l'Espagne toute seule, et aussi à la Liberté. Cette liberté qui, pour Miralles, reste à jamais symbolisée par ce drapeau presque en loques et cependant encore si fier, qu'il n'a cessé de brandir durant la Seconde guerre mondiale : le drapeau de la France libre.

Par les temps qui courent, il est bon de lire un roman (ou récit réel ;o) ) comme "Les soldats de Salamine" parce qu'il nous rappelle que ne meurent pas aussi facilement que le croient certains défaitistes et que l'espèrent certains dictateurs ces deux valeurs primordiales : aller de l'avant, toujours, toujours, et se battre, se battre pour la Liberté.

La Liberté, on ne perçoit combien elle est belle et noble que lorsqu'on vient à vous l'enlever : ne l'oubliez pas. Miralles, lui, ne l'a jamais oublié - et le plus étrange, c'est que, vraisemblablement, Sánchez Mazas non plus. ;o)

Nota Bene : à toutes, à tous, mieux vaut néanmoins, avant de vous plonger dans "Les Soldats de Salamine" (ou d'ailleurs, selon moi, dans tout livre évoquant des épisodes de la Guerre d'Espagne) vous renseigner un peu sur le sujet afin de reconnaître sans problème les différents noms cités et les idéologies défendues. Parce que la Guerre d'Espagne, ce n'est pas seulement Franco et la "droite" d'un côté avec les communistes et les Républicains de l'autre. C'est bien plus complexe - et beaucoup moins manichéen. A bon entendeur ! ;o

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