Quel idiot je fais là! Les agents m’ont repéré, bien sûr, et la voiture accélère, comme pour me prendre en chasse.
Emprunter la passerelle toute proche et passer de l’autre côté du canal, à Verdun? C’est absurde. J’ai tout du type qui n’a pas la conscience tranquille et les policiers ne me lâcheront pas, quitte à me poursuivre à pied. Autant renoncer tout de suite. D’autant que, même s’ils n’en ont en principe pas le droit, je sais qu’ils tirent parfois sur les fuyards.
Je m’immobilise donc et attends, nerveux. La voiture se gare lentement à quelques mètres de moi, près du trottoir. Les agents se méfient. Une vitre s’abaisse.
— Ne tentez pas de vous enfuir!
Oh non! Je ne vais rien tenter du tout.
Voyant que je ne bouge pas, les deux policiers descendent enfin de leur véhicule. L’un d’eux braque sa lampe sur moi. Le faisceau lumineux s’attarde sur la tache pourpre, bien visible sur mon T-shirt clair. Sans un mot, son collègue dégaine son arme de service et la pointe vers moi.
Sa voix claque dans la nuit, sèche, menaçante:
— Pas un geste!
Non, Alex, tu n’es pas de mon bord. Quoi que tu fasses, quoi que tu penses, tu ne le seras jamais. Toi, tu es né du bon côté.
Lorsque mon père est arrivé, tout fringant dans son costume Armani, fleurant bon un parfum de luxe, des citations d’articles de loi plein la bouche, il m’a même semblé que les policiers étaient gênés.
J’en ai été soulagé mais, en même temps, j’étais outré par cette injustice flagrante: si je n’avais été qu’un de ces pauvres garçons comme il y en a tant à la polyvalente de Saint-Henri, sans défense, sans relations, ils m’auraient sans doute traité comme un chien. Ils m’auraient même frappé, qui sait. Humilié, insulté…
Je savais pourtant que je mentais et que, si la situation se poursuivait, je finirais par m’embrouiller et par craquer. J’en transpirais d’angoisse, mais je ne voulais à aucun prix parler d’Océane. Combien de temps allais-je tenir face à ces professionnels tenaces et rusés?
— Je traversais le square pour rentrer chez moi et j’ai aperçu le corps. J’ai pensé que cette personne avait peut-être un problème et je me suis approché, puis j’ai trébuché et je suis tombé sur lui.
— Tu connais cet homme? m’a-t-on encore demandé.
— Je ne l’ai jamais vu.
— Pourquoi as-tu cherché à t’enfuir?
— J’ai eu peur. J’ai été pris de panique.
— À qui appartient ce couteau? C’est le tien?
— Non, non, ai-je bégayé…
Un ivrogne qui cuve sa bière?
Ma première réaction est de changer de chemin pour l’éviter. De passer de l’autre côté de la petite pièce d’eau qui occupe le centre du square et est déjà envahie par des plantes aquatiques aussi hautes que moi.
De loin, à cause de ces roseaux justement, je n’ai vu que ses pieds qui dépassaient de la bordure du minuscule étang. Mais très vite, quelque chose m’a paru bizarre. Un ivrogne, même imbibé d’alcool au dernier degré, ne dormirait pas avec la tête dans l’eau!
Intrigué, je m’approche davantage. Dans l’ombre, malheureusement, je ne vois pas cette grosse pierre plate qui affleure la surface du sol et je trébuche en étouffant un cri de douleur. Je m’affale de tout mon long sur le corps inanimé. Aussitôt, une sorte de dégoût s’empare de moi. Le ventre de l’homme est trempé et poisseux! Le liquide est encore tiède…
Je me relève d’un bond, les jambes flageolantes. Un cadavre! Je viens de tomber sur un cadavre!
Mes mains me semblent humides. Je les examine tant bien que mal malgré l’obscurité. Du sang, ou simplement de la boue? Puis je remarque une longue tache qui macule le devant de mon T-shirt. Ce ne peut pas être de la boue. Je me suis servi de mes mains pour amortir ma chute et ma poitrine n’a été en contact qu’avec le corps de l’homme mort. C’est donc bien du sang. Son sang…
Le mien se glace. Je me redresse tout à fait et je regarde autour de moi, mort d’angoisse à l’idée que quelqu’un m’ait aperçu ainsi, ensanglanté devant cet inconnu gisant à mes pieds. On pourrait en déduire que…
Personne en vue, heureusement.