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Critique de Dorian_Brumerive


Aucun autre écrivain que Champfleury n'a su incarner aussi fidèlement, aussi parfaitement, l'époque à la fois féconde et cynique du Second Empire. Tout l'esprit de Napoléon III se résume dans cette carrière littéraire presque jumelle à la carrière politique de l'Empereur, s'étirant sur le plan romanesque de 1852 à 1870, avant que l'écrivain ne se réinvente comme historien d'art.
Champfleury était le pseudonyme littéraire de Jules Husson-Fleury, un journaliste local originaire de Laon, monté à Paris pour y faire carrière et qui fut servi par quelques très influentes amitiés, dont celle profonde et sincère qu'il partageait avec le peintre Gustave Courbet. Champfleury devient sous son influence un défenseur avide du réalisme dans l'art. Il appartient à cette génération des intellectuels lucides nés dans les années 1820 et qui veulent en finir avec le romantisme lyrique et évaporé de leur jeunesse pour faire émerger une littérature puisée dans le quotidien, dans la réalité de la vie des gens – des gens, mais pas nécessairement des petites gens, ce qui éloignera Champfleury des Naturalistes dont il s'était un temps rapproché.
Farouche monarchiste converti au bonapartisme, Champfleury était un bourgeois volontiers méprisant pour le peuple, les gens sans instruction et le républicanisme. Sans être particulièrement versé en politique, c'est un souverainiste qui considérait que c'est à l'élite de la société d'en gérer le fonctionnement. C'était surtout un ardent défenseur du rationalisme, doctrine philosophique héritée d'Aristote et de Platon, diffusée en France par René Descartes via son célèbre « Discours de la Méthode », et sensiblement modernisée au tournant du XIXème siècle en "rationalisme critique" par les philosophes allemands Emmanuel Kant et Georg Wilhelm Hegel.
le rationalisme se veut une philosophie qui place au-dessus de tout le raisonnement et la déduction logique nourrie par l'expérience. Elle rejette toute pensée irrationnelle, atavique, spirituelle et métaphysique, même si elle n'est pas pour autant opposée à la religion, qu'elle perçoit néanmoins comme un système social permettant de dominer les brutes et les gens simples par une morale basée sur un mythe superstitieux. le rationalisme est essentiel pour comprendre la pensée globale du XIXème siècle, tant il explique à la fois l'excellence artistique et intellectuelle de ce siècle, mais aussi son manque d'empathie, sa cruauté de jugement et son rejet des classes sociales les plus modestes ou des communautés religieuses, ethniques ou étrangères.
L'avènement définitif de la République, à partir des années 1870, entame un déclin progressif du rationalisme, vigoureusement combattu car accusé de manquer d'empathie, d'approfondir les inégalités et d'étouffer toute forme d'utopie. Voilà pourquoi en un siècle et demi nous sommes passés d'une société intellectuelle brillante, mais hautaine et méprisante, à une société à la fois plus humaine et plus égalitaire, mais complètement stupide. Sans doute que la perfection se tiendrait dans l'éventualité d'un juste milieu, mais cela reste hélas à définir et à appliquer.
Cette digression est importante pour expliquer l'oeuvre de Champfleury, dont les livres ne sont pas seulement des romans, mais des "études de moeurs" (Champfleury, en préface de ce volume, se réclame l'auteur de cette expression, ce qui n'est pas impossible), visant à démontrer, en situation "réelle", le bien-fondé de la pensée rationaliste.
« Les Demoiselles Tourangeau » nous conte effectivement une intrigue assez simple et réaliste, bien que posant une problématique d'ordre philosophique. le narrateur, Lucien, est un jeune parisien en première année de médecine. Il a sympathisé, sur les gradins d'un cours de droit, avec Michel Tourangeau, un provincial monté à Paris pour y devenir avocat. Bientôt une chaude et réciproque amitié unit les deux hommes qui, par mesure d'économie, louent ensemble un très grand appartement. Ils y partagent à la fois une amitié intellectuelle harmonieuse, et le travail rigoureux que nécessitent leurs études, dont la mise en commun renforce la qualité et le sérieux.
Durant les vacances scolaires, Michel retourne dans son Aisne natale pour y revoir sa famille. Très vite, il propose son ami de séjourner lui aussi dans la demeure familiale, laquelle est assez cossue, le père de Michel étant une sorte de promoteur immobilier de vieilles fermes retapées.
La petite ville de Longpont existe réellement dans l'Aisne, à mi-chemin entre Villers-Cotterêts et Soissons, et correspond assez bien au bain de verdure qui englobe le jeune parisien de son immanente tranquillité. La seule différence réside dans le fait que Lucien présente Longpont comme une ville assez conséquente de "cinq mille âmes", alors que le véritable Longpont a toujours été une minuscule commune rurale qui n'a jamais dépassé les 330 habitants.
Les Tourangeau sont fort bien logés dans une fermette de plusieurs étages, où les chambres d'amis ne manquent pas. C'est par ailleurs une famille attachante, et majoritairement féminine. le père Tourangeau, passionné par son métier, est rarement chez lui en dehors des heures des repas. La mère Tourangeau est une femme au foyer épanouie, mais au tempérament anxieux, qu'un trop-plein de bonheur inquiète. Et puis il y a les demoiselles Tourangeau, les trois filles du couple, les trois soeurs de Michel.
- Il y a d'abord Christine, l'aînée. C'est la moins jolie, mais la plus dévote. Sa ferveur religieuse est d'ailleurs maladive, et contribue à sa déchéance physique, Christine ayant à la fois une existence recluse et chagrinée, un tempérament nerveux et hystérique, et une propension au jeûne qui altèrent sa santé et sa séduction. C'est néanmoins vers elle que Lucien se sent d'abord attiré, de par la rigueur morale qu'implique la bigoterie de Christine, mais aussi parce qu'il la sent malade, tourmentée, et que sa vocation de médecin influe sur ses premiers élans du coeur.
Il est à noter que « Les Demoiselles Tourangeau » est, à ma connaissance, le plus ancien roman où la foi religieuse d'un personnage est exclusivement abordée comme une dangereuse pathologie mentale.
- Il y a ensuite Émelina, une jeune femme si radicalement opposée à sa soeur que la relation qui les unit est extrêmement conflictuelle. Émelina est une jeune femme qui lit beaucoup de romans, qui est pétrie d'idées exotiques, poétiques, mais aussi progressistes et féministes (elle milite pour l'indépendance financière de la femme, et son droit à travailler et à faire carrière). Émelina se révèle, pour Lucien, une interlocutrice charmante, toujours prête à accompagner Lucien dans des promenades bucoliques, tant elle est amoureuse de la nature, amoureuse de la faune, de la flore, amoureuse d'à peu près tout, et donc très logiquement, assez vite amoureuse de Lucien. Mais celui-ci, rationnaliste implacable, se défie de cette romantique qui s'abandonne à toutes les pulsions, et qui ne cesse de parler, de parler encore, de tout ce qu'elle ressent, de tout ce qu'elle imagine, de tout ce qu'elle voudrait faire et vivre, des envies brusques de fuite et de grandes aventures qui la saisissent parfois, au coeur de sa vie monotone et insipide. Aussi délicieux que soit ce babillage fleuri et coloré de jeune fille, forcément attendrissant même lorsqu'Émelina s'irrite du conservatisme frileux de Lucien, ce dernier ne s'imagine pas supporter un tel moulin à paroles et à idées sottes, du matin au soir pendant des décennies.
- Et enfin, il y a la troisième soeur, Julienne, celle à laquelle, durant toutes les années que couvre ce récit, Lucien parle le moins, tout simplement parce qu'elle travaille sans cesse. Julienne appuie sa mère, vieillissante, dans les tâches domestiques et gère aussi les besoins et les nécessités du foyer, servant d'ambassadrice à toute cette famille de gens qui ne se comprennent pas. Elle calme même les sautes d'humeurs de Michel, assez souvent perturbé par les incompatibilités de ses proches.
Bref, Julienne consacre sa jeune existence à prendre soin de ceux qu'elle aime. Elle ne lit pas de romans enfiévrés, ne va pas à la messe, ne songe pas même à l'amour et au mariage : il y a trop de travail dans cette grande maison, dont elle sait fort bien qu'elle en sera l'unique héritière, une fois ses parents disparus, tant ses soeurs seront incapables de s'en occuper. Lucien finit par s'éprendre de Lucienne, en laquelle il sent une âme droite, solide et saine.
Mais peut-on réellement parler d'amour ? Car l'amour n'est guère rationnel. Les sentiments de Lucien sont avant tout déduits de l'expérience acquise auprès de Christine et d'Émelina : de la droiture tempérée de Julienne nait une estime, une admiration et surtout une confiance qu'il ne peut éprouver pour les deux autres soeurs, trop à la merci de leurs émotions, et d'une certaine manière, déjà condamnées par cet abandon total à l'émotivité.
Émelina, la première, ne supportant plus le climat conflictuel de sa famille, s'est faite lectrice, puis dame de compagnie pour une aristocrate russe de passage, qui l'a entraînée dans son lointain pays. Elle qui se voyait déjà princesse orientale après de longues aventures flamboyantes se prépare à finir bonne à tout faire dans un pays au climat hostile dont elle ne peut s'échapper. Celle qui rêvait de dominer, de son caractère fort et passionné, la détermination patriarcale d'un homme se retrouve assujettie par une vieille femme cynique, qui a bien compris combien il est facile de mener par le bout du nez les âmes trop romantiques.
Quant à Christine, après un long séjour à Vichy, pour tenter de calmer par les eaux thermales quelques unes des douleurs imaginaires qu'elle croit envoyées par le Démon, elle en revient plus fanatisée que jamais, après la rencontre d'un prêtre qui a senti en elle le bois dont on fait les saintes martyres, et qui ne cesse, durant son séjour, de la pousser plus avant dans la dévotion, la mortification, et au final, la mort.
Affaiblie par ses privations et par le nuage d'obscurantisme qui lui ronge le cerveau, Christine meurt d'épuisement et de morbidité à Longpont. Sa mère, durement affectée par cette perte, semble elle aussi sur le départ. Bientôt seule en ce foyer affligé, Julienne n'a aucun mal à conclure que ce beau Lucien tombe à pic, d'autant plus qu'il lui accorde l'attention affectueuse que personne dans sa famille n'accordait à Julienne, tous habitués à ce qu'elle soit le pivot central du foyer. Et comme de plus, le vieux médecin de Longpont a pris sa retraite, il y aura pour Lucien une maison qui l'attendra après son diplôme, et dont il pourra faire son cabinet médical (époque ô combien lointaine où les médecins aimaient s'installer dans le terroir).
Comme on le voit, tout s'emboite à merveille dans ce pamphlet rationaliste, mais tout justement s'emboite trop bien pour que ce soit aussi rationnel que cela se veut. Comme tous les contes philosophiques, « Les Demoiselles Tourangeau » est plus perspicace sur ce qu'il dénonce que sur ce qu'il promeut.
Certes, Christine reflète fidèlement les grenouilles de bénitiers des temps passés.
Certes, Émelina ressemble beaucoup à nos adolescentes modernes, lectrices de romans de fantasy ou d'esthétisme celtico-gothique, cherchant la sublimation des sens dans une identité artistique obsessionnelle (le recueil de citations qu'elle alimente et que Lucien juge durement rappellera à beaucoup certaines pages féminines de nos actuels réseaux sociaux).
Mais Julienne, elle, n'est qu'un fantasme. Je dirais même que c'est paradoxalement le fantasme irrationnel sur la femme rationnelle, au caractère fort mais à l'ego effacé, soutien de famille mais servile sur commande, jolie mais pas coquette, tendre mais pas lascive, travailleuse mais pas ouvrière, ambitieuse au final mais soumise de bon coeur à l'époux qui aura droit sur sa vie.
Cette improbable Julienne, née d'un idéal naïf et purement masculin, fait grandement capoter la démonstration rationaliste. Champfleury s'est très probablement - et de façon parfaitement irrationnelle - abandonné au regret de ne pas avoir lui-même déniché une telle perle rare, mais voulait tout de même la brandir en exemple, on ne sait jamais, ça peut susciter des vocations…
Heureusement, Champfleury, tout philosophe et raisonneur soit-il, savait aussi raconter une jolie histoire avec un style bucolique charmant quoique forcément un peu étriqué dans sa morale. Si la démonstration rationaliste tourne court, « Les Demoiselles Tourangeau » se lit sans aucun ennui, et parvient même à l'exploit difficile d'être ouvertement "feelgood", comme on dirait aujourd'hui, et parfaitement intelligent; c'est-à-dire d'éviter le piège d'un optimisme niaiseux, et de faire la part assez juste entre la quête instinctive du bonheur et l'aveuglement idéologique qui parfois en découle. Selon Champfleury, ce sont les désordres émotionnels, et la façon dont on s'y abandonne par romantisme exacerbé ou par narcissisme pervers, qui sont bien souvent la cause de tous nos malheurs. Son jugement est parfois sévère, mais plus de 150 ans après la publication de ce roman, une telle conclusion n'a pas pris une ride et mériterait peut-être enfin, en refermant cet ouvrage, que l'on y réfléchisse chacun sérieusement et profondément.
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