Le scandale du Père Brown

Le prêtre lui aussi sembla un peu embarrassé, comme s'il n'arrivait pas à débrouiller ses propres pensées. Il réfléchit un instant, les sourcils froncés et reprit brusquement.

— Il est si facile d'être compris de travers. Tous les hommes ont de l'importance ; vous, moi, tous. C'est le fait théologique le plus dur à avaler.

L'inspecteur ébahi le regarda sans comprendre, mais le Père Brown poursuivit :

— Nous sommes tous chers à Dieu. Dieu seul sait pourquoi. Mais c'est la seule justification possible de l'existence des policiers.

L'inspecteur ne parut pas frappé par cette justification cosmique de sa propre existence.

— Ne voyez-vous pas que la loi à sa manière a raison ? Si tous les hommes ont leur importance, tous les assassinats ont la leur. L'oeuvre si mystérieuse créée par Dieu, nous ne pouvons pas permettre qu'elle soit mystérieusement détruite.

Il leva les yeux ; derrière un voile de fumée et de lumières papillotantes la bénédiction s'achevait et la procession attendait. Le Père Brown crut voir défiler devant ses yeux, comme une foule disciplinée, tous les siècles depuis la création du monde, chargés des richesses de leurs traditions. Et au-dessus, comme une couronne de flammes impérissables, soleil de notre nuit humaine, l'ostensoir flamboyant planait sur la noirceur des voûtes sombres, ainsi qu'il plane sur la noire énigme de l'univers.

Certains sont vraiment convaincus que cette énigme aussi est un insoluble problème, et d'autres ont la certitude aussi forte qu'elle n’a qu'une seule et unique solution.

— Un assassinat est toujours facile, reprit l'inspecteur Greenwood. Rien n'est même plus facile. Je pourrais régler votre compte sur-le-champ avec moins de peine que je n'en aurais à me faire servir une consommation dans ce maudit bar. La seule difficulté est de commettre un crime sans se compromettre. On a quelque honte à s'avouer assassin. C'est cette sotte modestie des meurtriers, qui refusent de signer leur chef-d'oeuvre, qui est le hic. Leur idée fixe c'est de tuer les gens tout en gardant l'anonymat ; et c'est ce qui les retient, même dans une pièce pleine de poignards. Sans cela, toutes les boutiques de couteliers seraient encombrées de macchabées...

Et soit dit en passant, ça explique quel est le seul genre de crime que l'on ne peut prévoir, et dont nous, pauvres flics, nous supportons la responsabilité, parce que nous ne l'avons pas prévu. Quand un fou se met dans la tête de supprimer un Roi ou un Président, on ne peut l'empêcher. Il est impossible de faire vivre un Roi dans une cave ou de transporter un Président dans un coffre d'acier. Quiconque ne voit pas d'inconvénient à être assassin peut les expédier ad patres.

Ceux que la satire américaine a réunis sous le titre global de « Confrérie des Pleurnichards » acceptèrent avec resignation, ou en l'accommodant à une sauce romanesque, le fait qu'elle fût déjà mariée à un digne et honorable homme d'affaires qui répondait au nom de Potter.

Il fut même possible un certain temps de la considérer comme Mrs Potter, étant bien entendu que son mari n'était que le mari de Mrs Potter.

En réalité les rares hôtes qui se présentaient étaient tous introduits dans cette salle nettoyée et meublée, car les autres pièces de l'hôtel plus propres à recevoir des clients distingués étaient provisoirement inhabitables. Peut-être était-ce aussi pour cette raison que ces hôtes étaient un peu négligés, car le gérant et les autres employés étaient occupés ailleurs à donner des explications et des encouragements aux peintres ou aux maçons.

En tout cas, les deux premiers voyageurs durent croquer le marmot un moment sans que personne leur demandât ce qu'ils souhaitaient.

Ainsi les deux pères Brown se pourchassent éternellement d'un hémisphère à l'autre : le premier est un criminel endurci qui fuit la justice, le second un martyr abattu par la calomnie, mais avec un nimbe d'or, symbole de sa réhabilitation. Mais ni l'un ni l'autre ne ressemblent au véritable Père Brown qui n'est pas abattu pour un sou et déambule à travers la vie son riflard au bras, l'amour du genre humain au cœur ; et s'il accepte le monde comme compagnon, il le récuse comme juge.

Le fou a un point de ressemblance avec le meurtrier : il n'appartient pas à ce monde. Un véritable fanatique peut mettre à mort qui lui plaît.