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Critique de Soleney


Dans un recueil de nouvelles, les différentes histoires sont rarement au même niveau. La Tour de Babylone ne dément pas cette règle. J'ai adoré la plupart des récits. Intelligents, surprenants, très construits, scientifiques, j'ai eu la sensation d'être enrichie par cette lecture.

Cependant, certaines nouvelles étaient hors de ma portée – notamment Soixante-douze lettres. le principe était très bien : l'auteur revisitait la légende juive des golems – créatures de boue que le Verbe (ou plutôt, le Mot écrit) anime. Dépourvus de conscience et de parole, elles ne sont que de simples exécutantes – des machines dévolues à une tâche simple. On raconte qu'à l'origine, leur mission était de protéger le peuple juif. le protagoniste, Robert Stratton, est fasciné par le pouvoir des lettres, au point de construire un golem doté de mains articulées capable de réaliser des choses complexes. Son travail interpelle aussitôt un groupuscule de scientifiques qu'une découverte alarme : l'humanité est au bord de l'extinction. Comment le savent-ils ? Ils ont fait grossir des spermatozoïdes afin d'étudier les spermatozoïdes qu'ils contiennent, puis les spermatozoïdes qu'ils contiennent, et ainsi observer les générations humaines futures.
Pause.
Qu'est-ce qu'on me chante-là ?
Il faut savoir que, dans cette nouvelle, les spermatozoïdes sont des mini humains translucides à qui seul un ovule peut donner consistance. D'ailleurs, au cours du récit, on les croise plus souvent dans des cuves que dans leur habitat naturel – si vous voyez ce que je veux dire… Leur étude est très sérieuse – les experts ont déterminé le liquide optimal avec la température optimale pour éviter qu'ils deviennent apathiques ou trop agressifs et leur permettre de grossir. Ces scientifiques ont découvert que d'ici cinq générations toute l'humanité deviendra stérile.
Le concept est suffisamment étrange comme cela, mais l'auteur a souhaité nous faire croire que les golems de Stratton pourraient sauver la situation. Et c'est là que j'ai lâché l'affaire – ça partait beaucoup trop loin dans les théories de la nomenclature. Voilà belle lurette que je ne suivais les dialogues qu'avec difficulté, et j'ai fini par lire sans plus rien comprendre. J'ai donc laissé tomber vers la moitié de l'histoire.
Qui a dit que les nouvelles étaient moins approfondies que les romans ?
Moi.
Je retire cette parole.

Mais Soixante-douze lettres n'est que le plus mauvais exemple de ce recueil. Les autres m'ont plu, voire enchantée.
Le récit qui m'a apporté le plus de satisfaction est sans conteste L'Enfer, quand Dieu n'est pas présent. Ayant grandi dans une famille très catholique, le thème théologique me fascine – surtout quand il est abordé sous un angle original. Ici, c'est l'histoire de Neil Fisk, un homme peu gâté par la nature puisqu'il est boiteux et vient de perdre sa femme dans un accident angélique.
Un accident quoi ?
Ted Chiang crée un monde dont rêverait tout croyant : Dieu existe, ce n'est plus à prouver puisque ses anges parcourent régulièrement la Terre en Son nom pour accomplir des miracles. Malheureusement, entre deux-trois guérisons miraculeuses, ces forces de la nature provoquent aussi d'énormes cataclysmes qui blessent ou tuent des dizaines de personnes. Vivre est une roulette russe et les victimes sont plus nombreuses que les bénéficiaires. Mais qu'importe ! le Seigneur existe, c'est prouvé. Et si un ange est la cause de notre mort, on a beaucoup plus de chance d'arriver au paradis. On le sait, c'est évident, puisqu'on VOIT les âmes monter au ciel ou s'enfoncer dans les enfers.
Mais alors, Dieu est-il vraiment bon ? le paradis vaut-il la peine d'être vécu ? N'est-ce pas captivant d'ôter tout son mystère à l'au-delà et de se rendre compte que les voies du Seigneur sont RÉELLEMENT impénétrables ? Pourquoi un violeur multirécidiviste parvient-il au paradis alors que des gens sans histoires finissent aux enfers ? On pourrait croire que la populace se rebellerait contre un Dieu aussi inique, mais c'est prouvé : si on n'aime pas le Tout-Puissant, on va en enfer.
Nick sait que sa femme est au Paradis, mais il déteste Dieu. Comment se forcer à aimer profondément et sincèrement un être à qui il reproche tous ses malheurs ?


Pour moi, cette nouvelle est assez équivalente à La Tour de Babylone. Les deux évoquent la quête de Dieu, mais sous un angle très différent. La Tour prend place dans l'Antiquité, quand Babylone était une des plus grandes cités du monde. Les hommes sont en train de finir la fameuse tour qui doit lier la terre au ciel. Cette fois, ils y parviennent. La voute céleste est atteinte.
Et c'est l'histoire de deux mineurs, Hillalum et Nanni, qui ont pour mission de la creuser.
Car oui, vous ne le saviez pas, mais le firmament est une immense coupole. le Soleil, la Lune et les étoiles se baladent juste en-dessous (d'ailleurs l'une d'entre elle a percuté la tour et est restée accrochée pendant plusieurs jours avant de s'éteindre et de tomber).
D'ailleurs, comment se fait-il que Dieu n'ait pas interrompu leurs progrès ? Est-ce sacrilège de vouloir le rejoindre ? Approuve-t-Il cette entreprise ?
J'ai été décontenancée par la chute, surprenante à bien des égards. Et j'ai été prise de vertige devant les dimensions titanesques de la tour, si bien retranscrites par Ted Chiang. Pour tout vous dire, un homme met quatre mois à atteindre son sommet. Mais personne ne monte les mains vide – ce serait du gâchis. Chaque personne ayant l'occasion de monter se doit de hisser des briques, des truelles, ou même des vivres afin d'alimenter la microsociété qui s'est créée là-haut.

Et puis évidemment, il y a la nouvelle qui a inspiré le film Premier contact. Qui s'intitule en réalité L'histoire de ta vie puisque c'est le récit imaginaire que Louise Banks adresse à sa future fille alors que l'homme qu'elle aime s'apprête à lui demander si elle veut faire un enfant. Et que la naissance de ladite fille est liée à l'arrivée d'une race extra-terrestre sur Terre : les heptapodes. On suit donc deux narrations, l'une ordinaire et l'autre extraordinaire :
- L'histoire de cette gamine qui devient grande, de sa relation à sa mère ;
- Et les pour-parler avec ces étranges créatures dont le langage n'a rien de commun avec le nôtre. Louise, spécialiste en linguistique, s'acharne à comprendre leur système d'écriture. Que veulent-ils ? Sont-ils arrivés par hasard ? Pourquoi ne réclament-ils rien aux humains ? On dirait qu'ils attendent quelque chose, mais quoi ?
La richesse de cette nouvelle tient à la perception du temps.

Et je ne parle pas d'Aimer ce que l'on voit : un documentaire ! Imaginez qu'on puisse implanter un dispositif dans le cerveau (sans danger, presque sans aucun effet secondaire et retirable à tout moment) qui bloque l'appréciation de la beauté du corps humain. Voudriez-vous ne plus être sensibles à la grâce d'une belle personne ? Voudriez-vous ne plus complexer sur vous apparence physique ? Cesser d'être influencés par l'apparence des gens ? Ne plus être réceptifs aux publicités qui utilisent le corps des femmes pour en faire un outil de vente ?
Si on vous proposait gratuitement la calliagnosie, l'essayeriez-vous ? L'implanteriez-vous sur vos enfants ?
Cette nouvelle est, véritablement, un documentaire. Les personnages prennent tour à tour la parole, comme répondant à la question d'une voix-off. Les avis fusent, se mêlent, se mélangent, les expériences se contredisent. On commence avec Tamera, dix-huit ans, très déçue d'apprendre que la calli va devenir obligatoire dans l'université qu'elle a choisie – elle, qui rêvait de pouvoir enfin l'enlever pour voir le monde tel qu'il est. Un nouveau logiciel vient d'être lancé sur le marché : Visage, qui permet de voir à quoi ressembleraient les gens avec de la chirurgie esthétique.
C'est bien le problème de l'apparence qui est abordé ici. Couplé avec celui de la technologie sans limite et sans conscience, on touche à la folie et à l'absurde. Certains personnages défendent corps et âme leur droit à profiter de la belle vue d'une jolie fille dans la rue, d'autres affirment ne pas vouloir être soumis à cette discrimination de l'apparence ; d'autres encore soutiennent que se poser une calli revient à se « crever les yeux » et que la clé du problème est dans l'éducation ; d'autres que la beauté est une forme de drogue : à force de voir des modèles virtuels sans défaut autour de nous, nous ne parvenons plus à tolérer les imperfections des corps normaux. Et quand les sociétés de cosmologie viennent mettre leur grain de sel, les choses se corsent inévitablement. Car après tout, soyons sérieux : ce n'est pas le bien-être des citoyens qu'elles recherchent, mais la sauvegarde de leurs parts de marché…
Les arguments, très convaincants, m'ont prouvé que Ted Chiang était très fort dans l'art de la rhétorique, capable tout aussi bien de prêcher pour et contre son propre avis – même si, tout compte fait, il semblerait bien qu'il ait choisi son camp. C'est une lecture idéale pour réfléchir sur le Beau et son utilisation dans la société, sur la question des apparences et de leur influence sur le cerveau humain.

Pour moi, une bonne lecture est surprenante, elle permet d'envisager des concepts sous un angle nouveau, ce qui permet de considérer des situations et des univers innovants et d'ouvrir son esprit à d'inhabituelles perspectives.
La Tour de Babylone était donc une EXCELLENTE lecture.
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