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Critique de Kirzy


Kirzy
25 septembre 2020

*** Rentrée littéraire #24 ***

J'ai rarement lu un démarrage de roman aussi bouleversant. Pas uniquement parce que le sujet l'est, le récit de l'agonie d'un homme mort à 34 ans d'une leucémie, le père de l'auteure qui avait quinze mois à l'époque. Mais parce que Sarah Chiche fait de cette chambre d'hôpital un véritable tableau, scrutant les réactions, caractérisant de façon précise chaque membre de la famille qui entoure le mourant avant même de faire plus amplement leur connaissance.

La première partie, portrait du père, est remarquable. En seulement 130 pages aux ellipses temporelles subtiles, l'auteure parvient à dire toute la complexité du tragique ordinaire de cette famille : l'enfance du père, la rivalité biblique avec le frère brillant, la révolte du fils non conforme aux attentes familiales, la passion foudroyante et transgressive pour la mère de l'auteure, tout en dressant un cadre profond entre exil suite à la guerre d'Algérie et description d'une bourgeoisie à la fortune érigée autour d'un empire de cliniques privées. C'est tour à tour féroce, tendre et drôle.

Après le portrait du père, la deuxième partie est celui de la fille, hantée par la mort du père, qui sombre dans une dépression mélancolique à la mort de sa grand-mère, au mitan de la vingtaine. Je ne suis généralement pas amatrice des autofictions égocentrées mais là, j'ai été emportée par la profondeur psychanalytique, au scalpel de l'effondrement de l'auteure. Elle creuse dans le trou de sa tombe pour dire le cheminement qui la conduira, non pas à faire son deuil, mais à vivre avec dans un monde où cohabite la douleur et la splendeur des mondes perdus.

«  Dès que vous sortez de l'inconscience du sommeil, ce que fut votre existence s'étale devant vous comme une flaque de goudron, poisseuse et puante.Tout ce que vous avez fait. Tout ce que vous auriez dû faire. Tout ce que vous auriez pu dire à la personne disparue. Tout ce que pourriez accomplir demain. Tout se recouvre d'une glu noire qui comprime la poitrine, naphte qui brûle l'âme d'un feu lourd, dévaste vos boyaux, et fait défiler à toute heure du jour et de la nuit en arrière de vos yeux toutes les fautes que vous avez commises, ou pu commettre, ou sans nul doute commises sans le savoir, mais peu importe, car elles collent toutes les unes aux autres en un écoulement affreux. »

Mais Sarah Chiche n'est pas qu'une psychanalyste ( c'est son métier ).  Ses mots crèvent les pages, Sarah Chiche est avant tout une écrivaine au style époustouflant. Elle ose écrire avec ardeur, sans retenue, des phrases lyriques à la noirceur oxymorique, elle se risque à l'emphase, s'autorise la poésie ( magnifique description d'Alger ). Chaque phrase va jusqu'à l'os du ressenti et fait rimer raison et folie, douleur et beauté. Tout cela avec une vraie musicalité qui fluctue selon les personnages. Lorsque j'ai refermé le livre, il était rempli de petits papiers indiquant des phrases ou passages remarqués.

Et jamais elle ne sombre dans un pathos qui pourrait placer le lecteur en voyeur, c'est la force de son écriture qui bouleverse, comme cette phrase qui m'a percutée «  personne ne m'avait jamais dit que j'aimais mon père » lorsque l'auteure découvre pour la première fois des videos d'elle bébé avec son père. La lumière apparait alors pour l'auteure et rassérène le lecteur qui a souffert avec elle. Magnifique roman à tout point de vue.

« Nous vivons, en permanence, dans et avec nos morts, dans le sombre rayonnement de nos mondes engloutis ; et c'est cela qui nous rend heureux. de Saturne, astre immobile, froid, très éloigné du Soleil, on dit que c'est la planète de l'automne et de la mélancolie. Mais Saturne est peut-être aussi l'autre nom du lieu de l'écriture – le seul lieu où je puisse habiter. C'est seulement quand j'écris que rien ne fait obstacle à mes pas dans le silence de l'atone et que je peux tout à la fois perdre mon père, attendre, comme autrefois, qu'il revienne, et, enfin le rejoindre. Et je ne connais pas de joie plus forte. »
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