AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de JustAWord


Elles sont rares les initiatives littéraires qui tentent à la fois de concilier découverte d'une culture, d'un système politique, d'une histoire…le tout à travers la fiction.
Pourtant, c'est cette ambition qu'affiche Formosana, recueil de neuf nouvelles publiées aux éditions L'Asiathèque (à qui l'on doit déjà le magnifique Perles de Chi Ta-wei) qui vous proposent de retracer une partie de l'histoire singulière de Taiwan pour dresser le tableau complexe de cette démocratie « expérimentale ».
Encadré par l'excellente préface de Stéphane Corcuff et la non moins excellente postface/synthèse de Gwennaël Gaffric (également responsable de cette anthologie et des textes retenus), Formosana emmène le lecteur français à l'autre bout du globe à la découverte d'une île unique au monde.

Après une chronologie bienvenue s'étalant de 4000 avant J.C à 2020, nous plongeons dans neuf textes courts qui, chacun à leur façon, permettent un regard différent sur l'histoire taiwanaise, une île tiraillée entre ses relations complexes et souvent tendues avec la Chine continentale d'une part et avec la communauté internationale d'autre part. Tout commence par le texte de Walis Nokan où le vieux Liu veille au grain sur une statue de l'ancien président-dictateur Chang Kaï-chek que les élèves de l'établissement doivent impérativement saluer une fois à proximité. le zèle du vieillard confine au pathétique dans une nation qui commence à remettre en cause le règne de terreur de l'ancien responsable de la République de Chine. Lorsqu'il surprend deux autochtones qui ne respectent pas la sacro-sainte règle, il se fait donc un plaisir de les emmener voir le directeur pour les remettre dans le droit chemin. Une occasion pour Walis Nokan de tirer le portrait d'une vieille garde totalement formatée face à des autochtones opprimés, ignorés et carrément effacés (avec de nouveaux noms chinois pour faire bonne mesure !). Étrangement, le lecteur ne ressent pas tant de la colère envers le vieux Liu que de la compassion devant cette relique d'un passé autoritaire en train de mourir et que de moins en moins de gens prennent au sérieux.

Cette réflexion sur la passation de pouvoir, sur le jeu des générations et l'évolution du système politique à Taiwan sera l'un des thèmes les plus importants du recueil. On le retrouvera par exemple dans La nuit du repli de Chou Fen-ling au cours de laquelle un père et un fils tente de se comprendre mutuellement à l'occasion d'une occupation étudiante du Parlement à l'encontre des accords économiques entre la Chine et Taiwan. Non seulement Chou Fen-ling guide le lecteur à travers une révolution populaire mais il illustre aussi ce changement de paradigme et cette secousse sociétale par un aspect intimiste avec l'opposition entre Fang Chung, ancien démocrate largement tombé à droite pour des raisons économiques (comme souvent), et son fils Fang Kang, étudiant révolutionnaire qui veut changer son monde et qui ne comprend forcément plus son père. L'idée s'insinue au cours du récit que chaque génération a des combats différents à mener que la précédente et que le Mouvement des Tournesols de 2014 était le fait d'arme des jeunes et pas des vieux repentis du KMT. La compréhension de la lutte est d'autant plus difficile que Fang Chung se heurte de façon imprévue à la découverte de l'homosexualité de son fils, une homosexualité qui, au fond, dérange. Aussi bien à l'échelle du mouvement étudiant où les représentants LGBT se contentent de l'arrière-plan pour rester consensuel qu'à l'échelle individuelle où l'homosexualité est d'autant mieux acceptée qu'elle ne touche pas « sa propre famille ».

Une acceptation en demi-teinte de l'homosexualité évoquée à nouveau dans la fabuleux texte de Lay Chih-ying : Libellule rouge. Véritable merveille, cette nouvelle ose un monologue introspectif d'un étudiant en médecine en pleine séance de dissection d'un corps qu'il sait être celui de son cousin qu'il a tant aimé et qui s'est fait arrêter et torturer par le pouvoir en place avant que son corps ne soit donné comme un vulgaire cadavre à la faculté. Mélangeant le macabre de cet effeuillage chirurgical aux sentiments de tristesse et d'amour à peine contenus d'un narrateur qui se souvient de la sensibilité et de l'humanité de l'être aimé, Libellule rouge évoque à la fois l'horreur de la Terreur Blanche et le secret (obligé) de l'homosexualité pour survivre. À la fois poétique, dérangeant et engagé, le récit de Lay Chih-ying s'impose comme un véritable chef d'oeuvre. L'attachement du recueil à l'intime se retrouve dans quasiment chaque texte et ce n'est pas Fleurs dans la fumée de Yang Chao qui fait exception. Un texte poignant qui narre la rencontre entre une petite fille dont le père est mort suite aux représailles des Continentaux lors des émeutes du 28 février 1947 et d'un homme dont la femme a péri dans les mêmes évènements. C'est ici la rencontre de deux deuils, de deux blessures, qui rapprochent à la fois les Continentaux et les Insulaires, qui complexifie les deux camps et permet de comprendre que les victimes se comptent des deux côtés, bref que rien n'est aussi simple qu'il n'en a l'air…et que briser les barrières de haine peut parfois servir le futur !

Difficile à ce stade de ne pas évoquer un des autres textes marquants de cette anthologie avec 1987, une fiction de Lai Hsiang-yin qui explique la fin d'une époque avec la levée de la loi martiale sur l'île. Encore une fois, nous voici dans un changement de paradigme, une passation de pouvoirs et de souvenirs entre les générations. À travers un exercice fictionnel double, celui de la narratrice qui explique sa propre prise de conscience politique et celui de l'écrivaine qui apprend à raconter l'existence et le malheur, Lai Hsiang-yin nous offre une vision tout à fait remarquable et pleine de subtilités d'une société taiwanaise en pleine mutation, désormais capable de regarder son passé et d'en parler librement. C'est aussi l'exercice de la fiction, son rôle cathartique et fondateur qui permet de dérouler les évènements et de leurs donner un sens. Un vrai bijou.
Côté travailleur, citons le court mais brillant Les Titi de Chen Yu-hsuan où l'auteur dresse un portrait singulier et dur des couturières immigrées sur l'île de Taiwan, que l'on déshumanise et que l'on exploite sans vergogne, le made in Taiwan en prend pour son grade. Pourtant, c'est aussi un exercice d'humanité qui parvient, sans utiliser de noms, à redonner une identité à celles qui n'en ont pas.

Les marginaux ne sont jamais en reste dans Formosana, Mon frère le déserteur de Wuhe le prouve brillamment dans un exercice d'écriture qui convoque un comique de répétition et une virulente charge anti-militariste et anti-autoritariste à travers l'histoire de deux frères qui fuient le service militaire chacun à leur façon. On y retrouve cette île-miroir de la Chine Maoïste où l'on embrigade la jeunesse et où l'on se prépare sans cesse à la lutte en tentent de débusquer les déviants politiques… C'est aussi l'occasion de rappeler le ridicule de l'organisation militaire et la bouffée d'air frais représentée, justement, par les marginaux.
Dans le Cabiaï, c'est également une histoire de militaires, enfin presque. L'histoire imaginée par Huang Chong-kai s'intéresse à la déclaration de guerre d'un président taiwanais un peu trop confiant à une Chine qui n'attend certainement que ça. Dans ce texte doux-amer et inattendu, la drôle de guerre prend le pas sur les armes, l'affrontement est informatique et économique plutôt que physique. Mais ce qui est comique ici, c'est que notre héros lui n'a qu'une chose en tête : voler un Cabiaï, sorte de gros rat local, qu'il veut soustraire au zoo pour son propre usage personnel. L'illustration parfaite d'une population taiwanaise résiliente en diable et presque aussi apathique que le gros rongeur sus-cité.

Impensable, bien entendu, de ne pas terminer cette chronique sans dire un mot de la dernière nouvelle, L'homme aux yeux à facettes de Wu Ming-yi. Flirtant avec le fantastique, le récit nous embarque aux côtés d'un homme obsédé par les papillons depuis son plus jeune âge et qui tente, par tous les moyens, de percer le secret de leur migration. À travers sa relation avec son oncle puis sa collaboration en vue d'un éco-tourisme responsable, le vieil homme nous raconte sa vie avec une tendresse et une lucidité rare, mêlant nature-writing et réflexions anthropologiques sur la façon de percevoir notre environnement et les animaux qui l'habitent. D'une immense poésie, le texte de Wu Ming-yi invite à changer de regard et à revoir nos critères, un peu à la façon de ces générations successives de taiwanais qui ont fait et continuent de faire l'histoire démocratique et sociale de leur île.

Remarquable objet littéraire, politique et historique, Formosana offre une vision saisissante et fascinante de la société taiwanaise et de sa démocratie à travers neuf textes touchants et hautement humains. Une immense réussite, un indispensable pour tous ceux qui veulent découvrir d'autres horizons et d'autres voix que celles de l'Occident.
Lien : https://justaword.fr/formosa..
Commenter  J’apprécie          150



Ont apprécié cette critique (14)voir plus




{* *}