Lorsque le dernier arbre

Tout en se dépêchant de rejoindre le hangar logistique avant qu’il ne ferme pour la nuit, Jake repense aux rumeurs fumeuses de visites privées où, après une petite balade en vitesse dans les bois, un « massage » à cinq mille dollars avec huile parfumée au cèdre aurait été prodigué à quelque prince saoudien ayant fait fortune dans les panneaux solaires par telle ou telle guide dont on veillera à taire le nom. Compte tenu du fait que les intérêts de son prêt étudiant n’en finissent pas de gonfler et qu’ils avaleront d’ici un an la totalité de son salaire bimensuel, Jake a honte d’admettre qu’elle en ferait sans doute autant. Les choses seraient tout autres si elle nageait dans une fortune familiale comme Torey et ses petits camarades. Car il n’y a rien de tel que la pauvreté pour vous faire comprendre à quel point l’intégrité est un luxe

Pourquoi tu ne leur racontes pas comment John Muir a convaincu à lui tout seul le gouvernement fédéral des États-Unis de créer le système des parcs nationaux ?

En tant que dendrologue – botaniste spécialiste des arbres –, Jake sait que beaucoup ont succombé à des hécatombes catastrophiques bien avant que ne frappe le Grand Dépérissement : le châtaignier d’Amérique dans les années 1900, l’orme dans les années 1960, le frêne commun dans les années 2000. Insectes, champignons, chancres, cloques, rouilles : les ennemis des arbres sont nombreux et comptent des super-vilains comme l’agrile du frêne, le longicorne asiatique ou le redouté Chalara fraxinea. Mais le Dépérissement n’a pas été causé par un organisme isolé. La plupart des scientifiques (parmi lesquels Jake) l’attribuent à une perturbation climatique trop rapide pour que les arbres puissent s’adapter, laquelle a diminué leur capacité à se défendre contre les agresseurs.

En y regardant de plus près, Jake découvre, parmi les voisins immédiats du Doigt d’honneur de Dieu, deux pins dont les aiguilles ont roussi jusqu’à un ton cannelle maladif. Plus bas, par endroits, leur épaisse écorce gris ciment se révèle spongieuse. L’écorce d’un arbre remplit les mêmes fonctions que la peau d’un être humain : elle empêche les intrus d’entrer et les nutriments de sortir – de sorte que toute altération ne présage rien de bon à long terme pour la survie du spécimen. Le cœur battant, Jake examine les parties affectées comme elle regarderait un accident de la route par la fenêtre de sa voiture – un mélange de curiosité et d’horreur, de compassion et de révulsion –, mais l’écorce semble intacte : pas de trace d’insectes hostiles ni d’intrusion fongique. Un peu tranquillisée, elle jette un dernier coup d’œil aux pins (…) Ils n’étaient que deux, se ras sure-t-elle. Il n’y avait pas de bestioles ni de champignons, et la terre alentour semblait humide et bien aérée. Peut-être ne s’agit-il que d’une simple anomalie. S’il s’avère que les deux arbres sont malades, ce serait une première sur l’île, du moins depuis que Jake est arrivée

« Elle lève alors les yeux jusqu’à la couronne de l’arbre, dont les aiguilles frissonnent, vingt étages plus haut – quatre cents tonnes de bois se tiennent en équilibre précaire au-dessus d’elle, nées d’une graine qui ne pesait rien. »

On dit que dieu a donné aux arbres leur hauteur imposante afin qu’ils se battent pour l’attention du soleil

« Le premier n’était pas prévu. Et quand on s’est mariés, on comptait juste en avoir deux de plus, mais il s’avère que Lavern et moi somme plutôt prodigues en miracles. Il suffit qu’on utilise la même savonnette et, hop, c’est la maternité neuf mois plus tard. »

« Mais rien de comparable à la glorieuse dissolution d’un cachet d’Oxy dans son ventre, la chaleur qui se diffuse dans tout le corps, l’apaisement, le pardon et la sécurité sans précédent qu’elle lui procure. C’est comme tomber amoureux. Ou ce qu’on nous vend comme de l’amour sans que la promesse soit jamais tenue. »

Cette année, Liam décide qu’il se déguisera en bûcheron.

On est dimanche, seul jour de repos des bûcherons, ce qui signifie que c’est aussi le moment où Willow mène ses « actions directes ». Tôt ce matin-là, Liam est resté dans le van à regarder sa mère jouer du coupe-boulon pour ouvrir le portail censé garder l’accès à une parcelle de forêt primaire. Il a senti son ventre se nouer tandis qu’elle conduisait au milieu des arbres et se garait à côté d’un groupe d’abatteuses-lieuses, des machines monstrueuses qui lui ont toujours fait penser à des dinosaures jaunes. Là, elle a attrapé deux des paquets de sucre blanc qu’elle stocke sous les sièges et les a déversés dans le réservoir des engins. Après quoi, malgré les supplications de son fils lui enjoignant de remonter à bord avant que n’arrivent la police ou des employés du site, elle a passé une heure dans la forêt alentour, à recouvrir à l’aérosol les marques faites par les bûcherons sur les arbres les plus précieux qu’ils comptaient faire tomber. Liam cauchemarde souvent à cause des abatteuses-lieuses, ces machines capables de dévorer des forêts entières. Que sa mère soit assez folle pour s’en prendre à elles lui semble une hérésie qui finira bien par attirer sur eux deux un malheur effroyable.
Mais c’est du passé, maintenant. La police n’est pas venue