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Critique de Erik35


DE LOINTAINS ENFANTS D'ESCHYLE.

Osons le dire sans détour mais sans que cela enlève rien à la tension dont ce texte très court (moins de quatre-vingt dix pages dans le format "semi-poche" des - excellentes - éditions Libretto) fait preuve de bout en bout : la trame de ce récit si particulier tient à la fois en peu de mots et, malgré toute l'horreur qu'elle contient, demeure d'un genre qui relève d'un certain classicisme antique.

Nous sommes quelque part en ruralité profonde. L'époque est mal déterminée mais débute, peu ou prou, entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix.
Une famille, qui n'y ressemble en rien, parce que le père use de ses poings comme de mots, définitifs. Deux enfants qui trinquent, et surtout l'aînée, Marthe, qui protège avec ses moyens d'enfant son petit frère Léonce. Il y a la mère, enfin, qui prend, et qui prend encore, encore, encore. L'amour d'une mère est pourtant de celui qui déplace les montagnes et, malgré la violence du père, elle est le refuge, la douceur, la bonté pour ces deux gosses qui ne savent trouver d'autre réconfort que parmi les bêtes dont ils s'occupent à la ferme.
Marthe raconte, avec ses mots et ses pleurs, avec sa souffrance et ses espoirs. Elle raconte Myriam, l'amie voisine qui sait mais ne peut rien faire. elle raconte Florent, rencontré furtivement lors d'un bal, elle raconte la douceur de ses mots, la douceur de son corps, la surprise que cela puisse être, au plus profond.
Jusqu'au drame, inouï, irréparable, qui tout emporte : le père, dans sa violence à abattre le pur et le doux, a fini par avoir raison de la mère. Qu'il faudra bien un jour exorciser, par n'importe quel moyen, y compris le plus définitif...

Des histoires sordides de violences familiales, de meurtre de femmes par un époux trop violent, d'enfances brisées et meurtries, il n'est hélas pas besoin de les chercher dans la littérature pour en trouver : le(s) quotidien(s) en sont pleines et, pire encore, certaine presse "spécialisée".
En l'occurrence, c'est la manière de l'écrire qui importe ici. Car Nicolas Clément sait, indéniablement, user d'une langue forte, épurée, travaillée à l'extrême - à la serpe - mais sans que cela passe pour autant par quelque chose de fastidieux ni de précieux. On ne sait si cette manière d'approcher la vérité de cette violence - et ces minces espoirs épars - si particulière est biographique. En réalité, non qu'on s'en moque, mais ce n'est pas le sujet. En revanche, d'en faire poésie, une poésie rugueuse et belle, sombre et véridique, sans concession ni larmoiement donne toute mesure à ce drame digne des antiques - et ce n'est pas un vain mot puisque l'auteur situe son oeuvre sous le parrainage du premier grand maître de la tragédie : le grec Eschyle -, dans lequel le destin semble s'acharner sur les personnages du drame, dans lequel le destin semble ne jamais pouvoir être autre que tel qu'il est.

L'exercice est de première force, sans nul doute. Il laisse son lecteur exsangue, même sans avoir totalement foi en ce qu'il lit - tout semble être presque trop cousu de fil blanc. Comme l'existence, sans doute ? - et si certains moments son de pure poésie, d'autres le cèdent à une certaine facilité, une certaine répétition où le verbe n'est plus très éloigné du lieu commun, du facile, du déjà vu. La rencontre n'en demeure pas moins étonnante, souvent charnelle, essentielle en bien des moments, mais il lui manque peut-être quelque chose de presque moins parfait pour atteindre le bouleversement promis. Il y a aussi qu'un telle oeuvre ne peut demeurer qu'unique, à moins de sans cesse répéter l'usage d'une langue singulière, originale, hypnotique... Qui aboutirait pourtant à une certaine forme de répétition attendue. Ces moins de cent pages nous en préservent, fort heureusement.

Rarement cependant nous aura-t-il été donné de lire ce genre de texte - moins encore chez nos contemporains - dont on a peine à affirmer qu'on l'a aimé ou qu'on l'a seulement apprécié sans y pénétrer totalement. Une chose est certaine, c'est que ce travail sur la langue ne peut laisser indifférent, qu'il a a fallu s'y reprendre à plusieurs fois (ce qui n'est pas si fréquent), non en raison de la dureté terrible de l'argument, mais pour la simple raison que le style ne se prête pas à une lecture linéaire romanesque habituelle, à moins de vouloir déprécier totalement ce qui fait l'intérêt majeur de ce petit ouvrage : la force, la profondeur et la matière du verbe.

Atypique et éternel - dans sa filiation à l'Orestie d'Eschyle -, Nicolas Clément signe sans doute là un ouvrage hors du temps difficilement comparable à quelque texte récent que ce soit. Pour autant, le risque de demeurer unique - ou infiniment répété - existe et, sans avoir été absolument convaincu, demeure l'idée que ce n'est qu'un premier pas en littérature... des plus motivant !
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