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Critique de Nemorino


« Oh, si la tendresse pouvait suffire à contenter une femme ! Mais non, il avait été engagé pour de la passion. […] Enfermés dans la souricière d'amour, condamnés aux travaux d'amour à perpétuité, ils étaient couchés l'un près de l'autre, beaux, tendres, aimants et sans but. Sans but. Que faire pour animer cette torpeur ?[…] Elle attendait, soumise. Elle attendait, exigeante. Je ferai tout ce que tu voudras mais je veux du bonheur. Allons, donne-moi de la fête, invente, prouve-moi que je n'ai pas gâché ma vie en me lançant dans cette amour. » Quelle pitance, quel substitut, quel recours Solal offrira à Ariane ?
Personne ne me croira si je prétends encore avoir trouvé ce livre sur mon chemin de promenade du dimanche, dans un énorme carton de débarras de bouquins, repéré sans fouiller parce que, d'emblée, il a attiré mon oeil par son édition luxueuse de la Bibliothèque de la Pléiade : sa reliure en cuir pleine peau et dorée à l'or, une impression sur papier bible, un exemplaire extrêmement compact d'environ 1200 pages, avec un dossier de presse ! Cependant c'est la réalité pure : je l'ai sauvé de justesse d'une pluie commençante ! Ces derniers temps, je ne chronique que des ouvrages ainsi « miraculés ». Même son étui de protection semblait vierge. Et pourtant, entre les pages 360 et 361, j'ai pu apprécier un trèfle à trois feuilles séché.
Au début, je n'étais pas capable d'en élire un fragment, en vue d'une citation babelio, tant la beauté du texte m'intimidait, gelait ma voix. Je m'interdisais d'en retrancher une partie : comme si, le faisant, je devais couper une fleur pour la mettre dans un vase. Et même, choisir enfin un extrait, ce serait en dire long sur moi, presque dénuder une plaie cachée. Voilà l'effet grandiose de cette oeuvre. À la page 549, je m'y suis décidée, souriant à une coïncidence personnelle avec le passage d'Albert Cohen. Puis, je me suis délurée au point de m'amuser des scènes de jalousie de Solal et pouvoir rédiger ces lignes.
Cette écriture va trop loin, jusqu'à la moindre arrière-pensée, jusqu'au moindre borborygme, jusqu'à la moindre moiteur ! Elle est gratifiante, nous comble de son vérisme dans sa critique sociale, dans sa moquerie de la petite bourgeoisie, son amour du peuple juif, sans parler de l'exploration minutieuse de la passion. Mais, les premiers temps, elle me chavirait trop, me rendait triste. Triste de ne pas être unique dans mes transports ni dans mes chagrins. À part ma coquetterie blessée, je me sentais chavirée d'avoir été comme espionnée quand je m'apercevais dans tant de détails infimes dont cette lecture abonde. La similitude m'exaltant et m'attristant à la fois, je me suis concentrée victorieusement sur nos différences !
Je ne suis certainement pas la seule à m'y reconnaître. Car qui, au moins avec beaucoup de méfiance, ne l'a pas désirée, éprouvée, n'a pas cherché à la retrouver, la bienheureuse dépendance d'un seul être, « à l'Ariane » ? C'est le but sacré de la vie, je le crie, même si je devais me mettre sur le dos les émancipées du monde entier !
Ici, nos passions intenses et violentes sont emmêlées, réunies, étreintes par un fil d'Ariane, que dis-je, une pieuvre d'Ariane, tant cette oeuvre est puissante et monumentale ! Les monologues du roman, surréalistes, sans ponctuation, ressemblent à une écriture automatique, totale, qui n'omet rien. Il y a quelque chose de carnavalesque, rabelaisien, dans le débit de paroles torrentiel d'Albert Cohen. Une boulimie de mots surfins, de caresses, de robes, de musiques, de biscuits, de thés, de cocasseries, de coïts, d'excès… J'ai relevé également la répétition comme un outil rhétorique d'expression des émotions.
Que reste-t-il de leur amour, alors que la haine du Juif resurgit avec véhémence, les graffiti sur les murs, les conversations dans les cafés sonnent comme une prémonition tragique ? Demeure Elle, agrippée à Solal ou lui jouant du piano, « religieuse d'amour », « grave d'amour », d'un amour océanique ! J'ai admiré ses liens de fleurs, écouté ses preuves exorbitantes d'affection, d'adoration, d'ardeurs, ivre de ses ritournelles, incantations et cantiques. Et puis, grâce au narrateur omniscient, j'ai appris bien des choses sur le silence des hommes en savourant particulièrement tout ce qui finissait par « dit-il en lui-même », « hurla-t-il en lui-même » ! L'écrivain célèbre éternellement la force d'âme d'Ariane qui a tout supporté jusqu'au bout, des plaintes mesquines de Deume, son mari affamé, empressé d'accomplir son devoir conjugal, aux crises d'ennui de son amant, son souverain blasé. Toujours digne, belle, courageuse, infiniment aimante, délicate, prévenante, pleine d'abnégation, prisonnière de la chair mais jubilatoire.
Lu et consacré !
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