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sur 4310 notes
J'avais 17 ans. Je plongeais dans "Belle du Seigneur" pavé pour lequel j'avais cassé ma rachitique tirelire d'étudiante. Gallimard se refusait alors à publier une édition de poche. Maudits soient certains choix éditoriaux! La journée s'achevait dans les gris. Vers 17H, j'ouvrais LE roman. Lorsque je relevais la tête, le jour baignait encore la pièce. La dernière page était tournée, une nouvelle journée débutait. Il était 8H ou 10H. Je ne me souviens pas très bien.Mais je ne suis pas allée à la fac. Je devais me nourrir et recommencer. J'ai donc recommencé l'histoire fabuleuse d'Ariane et de Solal avec plus d'empressement que je n'en mis pour apaiser les gargouillements et autres borborygmes de mon estomac vindicatif.
Ceci est une anecdote vraie.
Depuis, les années ont passé. J'ai relu à deux ou trois autres reprises ce livre (qui reste à jamais mon livre, celui qu'aucun autre ne peut supplanter). Pas récemment. Mais mon admiration pour Albert Cohen et ma ferveur pour Belle du Seigneur sont suffisamment intactes pour que je me lance dans l'exercice d'une critique.

Je commence donc:
Belle du Seigneur est la tragédie de l'amour absolu. Une tragédie moderne qui n'a rien à envier à l'Antique. Une tragédie qui serpente dans des chemins buissonniers foisonnants, luxuriants, tour à tour lumineux et obscurs, insouciants ou ombrageux, charmeurs ou couleur de plomb. Belle du Seigneur c'est le drame de la lucidité (lucidité du héros, lucidité du romancier qui ne cesse d'apparaître au fil des pages), une méchante lucidité qui espère malgré tout, qui se refuse à désespérer. Seule Ariane voit des lendemains radieux. Solal l'amoureux, acteur et observateur, assiste, impuissant, à la fin qu'il sait écrite d'avance. Il se démène dans le sublime et se gausse de l'idéal et de l'élevé. Empli de compassion pour son amante si naïve, il est doté d'un double inattendu. La prosaïque Mariette monologue entre cuisine et ménage, commente longuement dans des pages serrées pleines de bon sens. Comme Solal son affection pour Ariane est totale, comme Solal, elle observe. Comme lui, elle prédit. Mais lui s'agite sur les hauteurs sociales, elle trime parmi les gens du peuple. Leurs points de vue convergent mais leurs actes divergent: Mariette a exclu le sublime de la vie de couple. Pour durer, l'amour doit accepter le quotidien. Si il avait fallu, Mariette, elle, serait allée aux toilettes avec son homme. On ne peut rester sur les sommets: l'oxygène manque.

Belle du Seigneur, c'est l'Europe de l'entre-deux-guerres. C'est la Société Des Nations à l'aube du nazisme, servile et veule, gangrenée déjà par l'antisémitisme et le goût du pouvoir. C'est la lâcheté, les grimaces sociales. Ce sont les babouineries. Merci Monsieur Cohen pour ces pages! Jamais écrivain n'avait dépeint avec tant de verve et de truculence les petits et grands arrangements sociaux.

Belle du Seigneur, c'est aussi la bourgeoisie protestante et bien-pensante, mesquine jusque dans ses suçotements dégoûtants. Antoinette Deume, jamais je ne vous ai oubliée. Encore aujourd'hui, je guette la moindre trace de petitesse dans mon existence afin de ne jamais, jamais vous ressembler. Il y a des lectures qui laissent une empreinte indélébile.

Belle du Seigneur, c'est le vent ébouriffant des Valeureux, personnages légendaires et caricaturaux, frères de Usbek, Rica et Candide. C'est l'humanité dans ce qu'elle a de folie et de sagesse. C'est l'humanité qui pue des pieds en demeurant digne, celle qui ment et donne, vole et compatit, celle qui jamais ne rejoindra les rangs des adorateurs de bottes. C'est l'humanité imparfaite et cocasse qui permet de souffler, de se réjouir. Ce sont les légendes orientales qui s'opposent à l'esprit cartésien. C'est la bouffonnerie qui fait un pied de nez aux babouineries.
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Une « énorme histoire », tout en finesse et démesure, tout en cynisme et drôlerie, tout en répulsion et passion destructrice. Une « énorme histoire » au lyrisme échevelé, aux chuchotis ravageurs, aux vérités qui font mal.
Un livre qui vous fait atteindre des sommets, qui vous prend aux tripes, au coeur, et ailleurs ; un livre qui vous fait monter les larmes aux yeux, éclater de rire, bondir de joie ; un livre qui va vous montrer avec un entêtement moqueur les recoins sombres de nos sentiments et les dessous des cartes ; un livre qui vous fera bredouiller d'émotion tant l'écriture y est étourdissante, féérique, magique.
Il y a tant et tant de choses à dire sur ce livre kaléidoscope aux mille couleurs chatoyantes, aux sombres fulgurances…
Comme j'ai aimé Ariane et Solal ! Ariane, la « vive, la tournoyante, l'ensoleillée, jolie comme un coquelicot au vent de l'été ». Ariane dans sa robe blanche, un peu déesse, un peu fillette avec ses « moues de tendresse ». Et puis Solal avec son « visage impassible couronné de ténèbres désordonnées », ce « youpin né en Grèce et naturalisé français », ce Don Juan cruel qui joue avec le coeur et les sentiments des femmes.
Solal voulut conquérir sa Belle avec d'autres moyens que l'habituelle gestuelle du mâle dominateur, sans son « brio de gorille au Ritz, sa parade de coq de bruyère, sa animale danse nuptiale ». L'échec fut total ! Là est peut-être le péché originel car, dès lors, leur passion deviendra ordinaire, échevelée peut-être, flamboyante surement, mais ordinaire. Elle s'usera avec le temps, malgré les artifices, malgré leurs tentatives désespérées et vaines, parfois sublimes, parfois pathétiques, pour sauver leur merveille du naufrage.
Arianne et Solal évoluent dans ce monde de l'entre-deux-guerres qui lui aussi gambade gaiement et avec insouciance vers le désastre. Grand ponte à la Société des Nations, Solal le voit d'ailleurs venir. Quel machin, comme dirait De Gaulle, que cette SDN ! Un repaire d'incapables, d'ambitieux à la petite semaine, de poltrons, et de profiteurs, plus intéressés par leur petite carrière que par la recherche de la concorde entre les peuples. Quelle drôle d'idée eut Solal de cesser soudainement de s'ébattre avec cette bande d'inaptes ? de jouer les princes vertueux ? Il se prendra leur antisémitisme en pleine figure. Un antisémitisme bien comme il faut, poli, de salon, raisonnable. En attendant l'autre qui pointe le bout de son nez.
Que d'images ! Que de rires, que de révoltes, que de tristesse !
Le petit Deume et ses Deumeries, le mari d'Ariane, pathétique flemmard à l'ambition démesurée, cocu errant. Et les cinq valeureux, iconoclastes, bouffons, drôles, menteurs, avides, mais toujours fidèles au prince Solal. Mariette et ses monologues ravageurs si plein de bons sens. Les chuchotis et les délires d'Ariane. Les longs silences lucides de Solal. Les faux dévots bêtes et méchants. Les craquelins de l'infâme Antoinette Deume.
Quelle aventure, mes amis ! Ce fut un long, grand et sublime voyage. Une lecture marathon grandiose et inoubliable.
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Ce livre est un très gros morceau, au propre comme au figuré. Si vous détestez les gros livres, alors abstenez-vous. Par contre si vous aimez les petites visions corrosives sur l'amour, la vie en société, les préjugés, les gens de toutes classes et de toutes origines. Que dis-je, corrosives? Et si c'était simplement réaliste et magistralement écrit, parfois avec un abandon total de ponctuation, comme le cours de la parole. Un livre qui parle en somme, un monument assurément.
L'histoire, en 2 mots et très succinctement (car vous imaginez qu'on ne peut réduire à quelques lignes plus de 1000 pages de prose et parce que d'autres l'on décrite mieux que moi ailleurs), s'ouvre sur une conquête amoureuse, celle d'Ariane, une belle suissesse de bonne famille bien chrétienne qui s'ennuie à mourir avec son époux légitime, Adrien Deume sous fifre à la Société des Nations (SDN, ancêtre de l'ONU). le conquérant, c'est Solal (voir Solal & Mangeclous), un Juif grec, beau et ténébreux, numéro 2 de la SDN. La scène de la conquête au chapitre XXXV est un monument difficilement égalable. Au cours du roman, on navigue dans les visions et monologues intérieurs des personnages.
Mais l'oeuvre de Cohen ne traite pas, à mon sens, de l'action de tomber amoureux, de réussir une conquête difficile ou de l'extraordinaire extase partagée que vivent les amants animés par ce sentiment mais bien plutôt de l'odieuse, de la décisive, de l'insurmontable question : Comment sauver l'amour de l'usure? Albert Cohen nous dresse un panorama de ce combat perdu d'avance, de comment un couple pour arriver à ne pas se lasser l'un de l'autre est obligé de déployer toutes sortes d'artifices, qui pourtant n'atteignent jamais le résultat escompté. Ainsi, l'auteur nous fait-il toucher du doigt l'étrange analogie entre amour et toute autre forme d'addiction, où rien n'égalera jamais le premier shoot et où l'on ne récolte qu'une destruction de soi-même à vouloir persévérer dans le traitement.
Ne ratez pas l'écriture au vitriol de l'homme très expérimenté qu'était l'auteur au moment où il écrivait Belle du Seigneur. Les monologues foisonnants et déjantés d'Ariane valent aussi le détour et semblent jouir d'un lien de filiation directe avec ceux de "Mademoiselle Else" d'Arthur Schnitzler. Et puisque j'en suis aux influences juives autrichiennes, n'y aurait-il pas un soupçon du couple Stefan Zeig / Lotte Altmann dans la paire que forment Solal et Ariane ? Mais bien sûr, tout ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand chose.
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Que serait devenu l'amour de Tristan et Iseult s'ils s'étaient enfuis définitivement dans la forêt ? La passion, isolée et libérée de tout obstacle, peut-elle survivre à l'épreuve du temps ? C'est, entre autres, la question qu'explore Albert Cohen dans ce monument de la littérature du XXe siècle qu'est Belle du Seigneur.

« Entre autres », car ce roman qui se passe à Genève dans les années 30 ne se limite pas à analyser la passion flamboyante du brillant Solal pour la délicate Ariane. Il pointe aussi les travers d'une époque. Les navrantes journées de travail d'Adrien Deume, le fat et paresseux mari d'Ariane, alimentent une critique acerbe de la bureaucratie, en l'occurrence la Société des Nations (dont Solal est le Sous-Secrétaire Général), censée oeuvrer pour la paix après la guerre de 1914-1918, mais qui n'arrive même pas à endiguer la montée de l'antisémitisme en son sein. Avec les préjugés et les bassesses des parents Deume, l'auteur raille les conventions étriquées de la petite la bourgeoisie. le récit vire même au burlesque quand ce sont "les Valeureux" - les truculents oncles et cousins de Solal, "Juifs du soleil et du beau langage" débarqués de l'île grecque de Céphalonie - qui font office de Candide pour ridiculiser les codes et l'hypocrisie de la haute société.

Pour en revenir à l'idée de départ, la relation entre Solal et Ariane sert de terrain d'expérience à Albert Cohen pour décortiquer chaque étape de la passion amoureuse, depuis le premier moment de séduction, jusqu'aux ravages finaux, comme jamais personne ne l'avait fait avant lui - sauf, peut-être, Laclos dans Les liaisons dangereuses ou Tolstoï dans Anna Karénine.
L'épisode des « yeux frits », où Solal annonce à Ariane qu'il va réussir à la séduire est un moment d'anthologie. Je relirais le livre cent fois rien que pour ce passage où tout bascule, où Ariane lâche prise et s'ouvre à cet amour interdit, quelles qu'en soient les conséquences. Cette passion, l'auteur l'explore de l'intérieur avec les remarquables monologues de la jeune femme, ces pensées qui débordent comme un fleuve sans ponctuation. Une Ariane idéaliste qui s'acharne à se montrer sous son meilleur jour, à occulter la moindre trace de trivialité du quotidien, à combler le silence de musique, pour faire durer l'émerveillement du début. En face, Solal regarde se consumer les sentiments qu'il a allumés et s'y brûle volontairement, organisant leur fuite, puis dissimulant son éviction de la SDN, pour entretenir chez Ariane l'illusion du bonheur. Il boit cet amour fou jusqu'à la lie, tout en ayant conscience que leur entreprise est vouée à l'échec.

La conclusion est sans appel : pour exister, la passion doit se nourrir de l'obstacle, se griser du danger. Les amoureux livrés à eux-mêmes, au ban de la société, finissent par étouffer dans leur bulle. C'est vrai, il n'y a pas d'amour heureux, mais combien de merveilleuses pages les grandes passions ont-elles inspiré ! Belle du Seigneur en fait un millier, et j'aurais voulu que cela ne s'arrête jamais.
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J'ai mis 4 étoiles à Belle du Seigneur, parce que je trouve que c'est un 'grand' livre, avec du souffle, une originalité, un style particulier, beaucoup de finesse dans la description de la société et ses faux-semblants, beaucoup de justesse aussi dans les personnages et leur évolution au cours de ce huis-clos amoureux...

Pourtant, ce livre m'a vraiment dérangée quand je l'ai lu, j'en ai gardé un souvenir agacé et j'ai retrouvé ces impressions mitigées en le feuilletant pour écrire ma critique.
En fait, le sentiment amoureux est tellement exacerbé et lyrique qu'il en devient mièvre et un peu écoeurant...
On sent que Solal et Ariane, magré leur fragilité et leur part d'ombre, sont deux individus solaires, brillants et attachants. Et c'est un vrai gâchis de les voir se détruire à vouloir s'aimer trop absolument ! En lisant, j'avais envie de secouer Ariane et de lui dire 'Retournez à Genève, que Solal trouve du boulot, toi aussi ou alors écris ton fameux roman, voyez des gens, lisez des livres, faites des enfants, promenez-vous en montagne, acceptez le quotidien et la routine, ils peuvent être très beaux aussi !'. Evidemment, si elle avait suivi mes conseils, la littérature aurait perdu un chef d'oeuvre. Mais Ariane et Solal auraient peut-être gagné une longue vie d'amour d'ensemble, et plein de petits moments de bonheur.
Bref, la philosophie de Belle du Seigneur, cette recherche impossible d'absolu et de pureté, ne correspond pas du tout à ma façon de voir les choses. D'où certainement mon agacement à la lecture.

Toutefois, je pense que c'est un livre à lire absolument, qui laisse une empreinte durable, peut toucher ou faire réfléchir à la vie.

A lire aussi pour tout ce qui passe autour d'Ariane et Solal.
Le monde minuscule d'Adrien d'abord : on se prend à sourire franchement lors des passages légers, mais, à d'autres moments, il devient presque touchant à force d'être si benêt et 'à côté de la plaque'...
Les monologues intérieurs de la femme de ménage d'Ariane, pleins de sens pratique et d'incompréhension devant les lubies de sa patronne...
La caricature de tous les petits-bourgeois hypocrites et mesquins...
Le discours sur la séduction/babouinerie que Solal fait à Ariane, justement pour la séduire...
Le style, parfois ampoulé, parfois indigeste, mais qui, pour moi, s'adapte parfaitement à ce long roman et donne la preuve du talent d'Albert Cohen...
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Deux mois de lecture…
Un mois de pause, de remuage, de rumination, de réflexion, de pétrissage intérieur…
Et enfin, en ce premier jour d'automne, l'audace d'écrire quelques lignes sur ce roman qui a engagé mon énergie, mes pensées, mes émotions, mon corps tout entier durant de longues semaines. Et ce n'est pas fini.
Ce soir, un seigneur a soufflé à sa belle : « On ne critique pas Belle du Seigneur ; on le révère !» J'en suis consciente et si j'étais sage, je choisirais le silence.
Pourtant je décide d'en parler, au risque de m'attirer les foudres.
Belle du Seigneur est un monument littéraire majestueux et imposant, conçu par un architecte ingénieux, complexe et aimant.
Belle du Seigneur est une montagne à gravir par paliers. Son chemin est tortueux et demande de l'effort mais la plus belle des récompenses nous attend au sommet : un sentiment de plénitude bouleversant et une vue à couper le souffle.
Belle du Seigneur est une fleur qui s'entrouvre et s'épanouit sous les rayons de Solal, révélant en son coeur, une Ariane gourmande et malicieuse, vénérée autant qu'adorée, vénérant autant qu'adorant.
Belle du Seigneur est une relation à trois qui se construit page après page où l'on se sent tantôt complice ou exclu, tantôt étranger ou invité, tantôt témoin ou juge, mais jamais neutre face à la Belle et son Seigneur.

Rares sont les livres qui ont fait surgir autant d'émotions au plus profond de moi.

Face aux attitudes, aux réflexions, aux traits de caractère des personnages, comment rester insensible ?
Comment ne pas être en colère face à ce mou égocentrique et ridicule qui ne songe qu'à son image mondaine et qui ne s'aperçoit pas qu'il passe à côté de sa vie?
Comment ne pas désespérer face à celle qui ne supporte aucune spontanéité, aucune surprise et qui passe sa vie à correspondre à une pseudo image que son amoureux exigerait éventuellement ?
Comment ne pas hurler face à ce seigneur hautain qui sait qu'il peut avoir toutes les femmes du monde à ses pieds et qui a réussi à ancrer au plus profond de moi « sa recette miracle de séduction en 10 points» (Et il nous prouve que ça fonctionne. Et le pire, c'est que je sais que ça fonctionne !).
Comment ne pas être troublée par cet Amour d'une extrême intensité, d'une inexprimable folie digne de la plus grande tragédie antique ?
Comment ne pas oser rêver un tel amour et rejeter en même temps cette mise en scène délirante pour tenter de plaire à l'Autre éternellement ?
Comment concevoir le bonheur au coeur d'une telle relation ?

Comment ne pas être irrésistiblement attirée et complètement charmée ?

Albert Cohen est un maestro des mots. Il joue avec eux, les choisit, les triture, les enveloppe, les unit, les sublime pour m'emmener exactement où il veut : au coeur de l'Amour. Sa maîtrise est telle qu'il peut se passer de ponctuation durant tout un chapitre, augmentant ou ralentissant au passage le rythme de son récit et les battements de mon coeur. Les scènes s'imbriquent et révèlent leur palette de couleurs, de senteurs et de vibrations. Un régal !

Bien sûr, mes mots sont maladroits et s'enlisent.
Bien sûr, j'aurais mieux fait de me taire et de simplement contempler.

Cette fois, j'ai compris. Je m'incline et révère..."
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Bon, on va oser le dire, cette histoire d'amour est inepte. Solal et Ariane sont ridicules d'un bout à l'autre de leur aventure et il n'y a vraiment pas de quoi se pâmer devant cette histoire qui ressemble plus à une parodie des grandes tragédies classiques qu'à autre chose.
Pour le reste, la forme du livre et sa composition littéraire sont magistrales (7 parties que l'on peut réunir en une grande forme tripartite parfaite). En dehors du cinéma amoureux des deux protagonistes principaux (dans lequel on admire tout de même la finesse des analyses psychologiques), j'ai été vraiment saisie par la capacité de l'auteur à créer un langage pour chaque protagoniste, un style pour chaque sujet traité : l'antisémitisme montant de l'avant guerre qui vous tord les tripes avec en contrepoint une autocritique non dénuée d'humour de la "juiverie" de l'époque, les contorsions lamentables des notables de la politique et des institutions qui ne songent qu'à assurer leur ascension sociale et leurs fortunes (les fameuses "babouineries") et enfin le portrait d'une société médiocre dans son entièreté incarnée par Adrien Deume et sa mère Antoinette. Plusieurs livres en un seul chef-d'oeuvre ! Chapeau bas, messieurs, c'est du génie ! On n'a pas ce genre de bouquin à se mettre sous la dent tous les jours.
Lien : https://www.babelio.com/list..
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Que retient-on des années après l'avoir lu?
D'abord que c'est une histoire d'amour mémorable. Celle de Solal et d'Ariane. J'ai retenu la scène de la rencontre. Lui, au dessus de la mêlée, homme cynique et charmeur désabusé, se donne trois heures pour charmer la belle Ariane, pourtant mariée mais très seule dans son couple. C'est une histoire avec ces fulgurances mais aussi des scènes subtilement décrites sur l'usure du couple et cette fin... magnifique.

Que la SDN (Société des Nations) est un ramassis de paresseux dont le mari d'Ariane, Adrien Deume, est un beau spécimen. Et il cumule bien d'autres tares.

Que la famille Deume vaut le détour. Et pas seulement pour avoir engendré le fils nommé plus haut. Quel couple Antoinette et Hippolyte Deume! Ce dernier est le petit père qui subit les humeurs de sa terrible femme et s'en échappe quand il le peut vers son établi en traînant ses chaussons qui couinent sur le parquet ciré.

Pour moi "Belle du Seigneur", c'est un pavé qui contient des moments de grâce et de tragédie mais aussi des morceaux comiques. Ceux qui me reviennent à l'esprit concernent Mangeclous - le fort en gueule, l'escroc qui ne trompe personne- et le brave Hippolyte Deume.
Et quand ces deux-là se rencontrent, il devient difficile de contenir un fou rire.

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Autopsie de « l'énamoure ».
« Je ne suis pas un intellectuel ». C'est en ces termes qu'Albert Cohen se définit lors d'une des rares interviews qu'il a donné. Ses camarades de classe, à cause de l'accent qu'il avait, lui disait : « Jamais tu n'écriras comme nous. » Et ils avaient raison, il écrirait bien mieux.
Albert Cohen rédige le manuscrit de « Belle du Seigneur » de 1935 à 1938. Obligé de fuir en Angleterre, il range ses écrits dans le coffre du consulat de Suisse. Des années plus tard, en 1946, il les récupère et les corrige. Il présente son roman de 850 pages aux éditions Gallimard qui rechigne devant l'ampleur de l'ouvrage. Ce dernier finit par paraître en 1968. le succès est au rendez-vous et il reçoit le Grand Prix du roman de l'Académie française.
Cette oeuvre majeure est conçue comme un vaudeville et aurait aussi bien pu prendre la forme d'une pièce de théâtre. On y retrouve le trio femme-mari-amant.
Ariane Deume, l'épouse adultère, d'une beauté confondante, elle est immature. Transparente au début du roman, elle occupe toute la place dès l'instant qu'elle cède aux avances de Solal, et se livre corps et âme à sa passion dévorante pour celui-ci. Elle est un Phénix. Elle se révèle dès qu'elle se libère des liens qui l'emprisonnent dans la cage dorée se son mariage. Albert Cohen la décrit comme une femme aux idées légères qui donne plus d'importance au superflu qu'à l'essentiel, mais la transcende lors de son emballement amoureux. Elle devient Bella Berkowich, sa dernière épouse, incarnation de toutes les femmes qu'il a « tellement » aimé.
Adrien Deume, le mari cocu, travaille à la Société Des Nations comme obscur gratte-papier de rang B. Archétype du fonctionnaire lambda, il n'a comme obsédante occupation que d'acquérir le matériel dernier cri de scribouillard, ainsi le taille crayon mécanique, l'agrafeuse quarante coup minute, ou de tenir la comptabilité précise de ses jours chômés. C'est un personnage obséquieux, maniaque, qui a le soucis du détail pour paraître sous un jour idéal à sa hiérarchie. Promu au rang A par son supérieur et admiré sous-secrétaire général, il projette d'organiser une réception où il invitera ce dernier qui n'est autre que Solal. Il est l'illustration de ces gens qui pensent maitriser leur univers par des civilités, des politesses, des attentions louables, une gentillesse naïve mais qui échouent, moqués, raillés, n'attirant qu'un mépris dégouté, une ignorance froide. Il échoue car son mariage l'a emmené au-delà de son seuil de compétence. le chapitre où il découvre la lettre de rupture est bouleversant (page 766).
Solal, l'amant juif, le Don Juan, il est Ahasvérus, l'éternel voyageur par qui le malheur arrive. Haut responsable de la société des nations, il a une suite au Ritz et mène grand train. Il est un séducteur et est prêt à tous les stratagèmes pour arriver à ses fins. le chapitre où il séduit Ariane et finit par la conquérir dévoile tout le talent du charmeur à hypnotiser sa proie et tout le talent de l'auteur à sortir des sentiers battus de l'art de la séduction… Déconcertant (page 385).
Solal est Albert Cohen et Albert Cohen est Solal. Les deux sont des grands et inconditionnels amoureux des femmes.
A la façon de James Joyce dans son « Ulysse », Albert Cohen alterne différents styles d'un chapitre à un autre. Il passe ainsi d'un romanesque suranné, à de longs soliloques à la ponctuation fantôme, à une prose où les « Ô » ponctuent de grandes envolées lyriques. Entre ces différents style, il s'en donne à coeur joie de sombrer dans une comédie burlesque au détriment de la crédibilité de ses personnages mais pour le bonheur hilare de ses lecteurs.
Il explore les territoires infinis de la bêtise humaine et en dresse avec précision une topographie détaillée.
« Belle du Seigneur » n'est pas un roman d'amour, il en est la caricature tragique. Les personnages d'Albert Cohen n'ont que l'amour égoïste d'eux même et l'art de le simuler afin de combler une vie routinière, d'épicer une existence fade.
Bien que « Belle du Seigneur » soit classé cinquième dans le top 10 de France Culture « des livres que vous n'avez jamais réussi à finir », Joseph Kessel avait raison de qualifier ce roman de chef d'oeuvre absolu.
Editions Gallimard, 1110 pages.
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« Oh, si la tendresse pouvait suffire à contenter une femme ! Mais non, il avait été engagé pour de la passion. […] Enfermés dans la souricière d'amour, condamnés aux travaux d'amour à perpétuité, ils étaient couchés l'un près de l'autre, beaux, tendres, aimants et sans but. Sans but. Que faire pour animer cette torpeur ?[…] Elle attendait, soumise. Elle attendait, exigeante. Je ferai tout ce que tu voudras mais je veux du bonheur. Allons, donne-moi de la fête, invente, prouve-moi que je n'ai pas gâché ma vie en me lançant dans cette amour. » Quelle pitance, quel substitut, quel recours Solal offrira à Ariane ?
Personne ne me croira si je prétends encore avoir trouvé ce livre sur mon chemin de promenade du dimanche, dans un énorme carton de débarras de bouquins, repéré sans fouiller parce que, d'emblée, il a attiré mon oeil par son édition luxueuse de la Bibliothèque de la Pléiade : sa reliure en cuir pleine peau et dorée à l'or, une impression sur papier bible, un exemplaire extrêmement compact d'environ 1200 pages, avec un dossier de presse ! Cependant c'est la réalité pure : je l'ai sauvé de justesse d'une pluie commençante ! Ces derniers temps, je ne chronique que des ouvrages ainsi « miraculés ». Même son étui de protection semblait vierge. Et pourtant, entre les pages 360 et 361, j'ai pu apprécier un trèfle à trois feuilles séché.
Au début, je n'étais pas capable d'en élire un fragment, en vue d'une citation babelio, tant la beauté du texte m'intimidait, gelait ma voix. Je m'interdisais d'en retrancher une partie : comme si, le faisant, je devais couper une fleur pour la mettre dans un vase. Et même, choisir enfin un extrait, ce serait en dire long sur moi, presque dénuder une plaie cachée. Voilà l'effet grandiose de cette oeuvre. À la page 549, je m'y suis décidée, souriant à une coïncidence personnelle avec le passage d'Albert Cohen. Puis, je me suis délurée au point de m'amuser des scènes de jalousie de Solal et pouvoir rédiger ces lignes.
Cette écriture va trop loin, jusqu'à la moindre arrière-pensée, jusqu'au moindre borborygme, jusqu'à la moindre moiteur ! Elle est gratifiante, nous comble de son vérisme dans sa critique sociale, dans sa moquerie de la petite bourgeoisie, son amour du peuple juif, sans parler de l'exploration minutieuse de la passion. Mais, les premiers temps, elle me chavirait trop, me rendait triste. Triste de ne pas être unique dans mes transports ni dans mes chagrins. À part ma coquetterie blessée, je me sentais chavirée d'avoir été comme espionnée quand je m'apercevais dans tant de détails infimes dont cette lecture abonde. La similitude m'exaltant et m'attristant à la fois, je me suis concentrée victorieusement sur nos différences !
Je ne suis certainement pas la seule à m'y reconnaître. Car qui, au moins avec beaucoup de méfiance, ne l'a pas désirée, éprouvée, n'a pas cherché à la retrouver, la bienheureuse dépendance d'un seul être, « à l'Ariane » ? C'est le but sacré de la vie, je le crie, même si je devais me mettre sur le dos les émancipées du monde entier !
Ici, nos passions intenses et violentes sont emmêlées, réunies, étreintes par un fil d'Ariane, que dis-je, une pieuvre d'Ariane, tant cette oeuvre est puissante et monumentale ! Les monologues du roman, surréalistes, sans ponctuation, ressemblent à une écriture automatique, totale, qui n'omet rien. Il y a quelque chose de carnavalesque, rabelaisien, dans le débit de paroles torrentiel d'Albert Cohen. Une boulimie de mots surfins, de caresses, de robes, de musiques, de biscuits, de thés, de cocasseries, de coïts, d'excès… J'ai relevé également la répétition comme un outil rhétorique d'expression des émotions.
Que reste-t-il de leur amour, alors que la haine du Juif resurgit avec véhémence, les graffiti sur les murs, les conversations dans les cafés sonnent comme une prémonition tragique ? Demeure Elle, agrippée à Solal ou lui jouant du piano, « religieuse d'amour », « grave d'amour », d'un amour océanique ! J'ai admiré ses liens de fleurs, écouté ses preuves exorbitantes d'affection, d'adoration, d'ardeurs, ivre de ses ritournelles, incantations et cantiques. Et puis, grâce au narrateur omniscient, j'ai appris bien des choses sur le silence des hommes en savourant particulièrement tout ce qui finissait par « dit-il en lui-même », « hurla-t-il en lui-même » ! L'écrivain célèbre éternellement la force d'âme d'Ariane qui a tout supporté jusqu'au bout, des plaintes mesquines de Deume, son mari affamé, empressé d'accomplir son devoir conjugal, aux crises d'ennui de son amant, son souverain blasé. Toujours digne, belle, courageuse, infiniment aimante, délicate, prévenante, pleine d'abnégation, prisonnière de la chair mais jubilatoire.
Lu et consacré !
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