Ce livre est un très gros morceau, au propre comme au figuré. Si vous détestez les gros livres, alors abstenez-vous. Par contre si vous aimez les petites visions corrosives sur l'amour, la vie en société, les préjugés, les gens de toutes classes et de toutes origines. Que dis-je, corrosives? Et si c'était simplement réaliste et magistralement écrit, parfois avec un abandon total de ponctuation, comme le cours de la parole. Un livre qui parle en somme, un monument assurément.
L'histoire, en 2 mots et très succinctement (car vous imaginez qu'on ne peut réduire à quelques lignes plus de 1000 pages de prose et parce que d'autres l'on décrite mieux que moi ailleurs), s'ouvre sur une conquête amoureuse, celle d'Ariane, une belle suissesse de bonne famille bien chrétienne qui s'ennuie à mourir avec son époux légitime, Adrien Deume sous fifre à la Société des Nations (SDN, ancêtre de l'ONU). le conquérant, c'est Solal (voir Solal & Mangeclous), un Juif grec, beau et ténébreux, numéro 2 de la SDN. La scène de la conquête au chapitre XXXV est un monument difficilement égalable. Au cours du roman, on navigue dans les visions et monologues intérieurs des personnages.
Mais l'oeuvre de Cohen ne traite pas, à mon sens, de l'action de tomber amoureux, de réussir une conquête difficile ou de l'extraordinaire extase partagée que vivent les amants animés par ce sentiment mais bien plutôt de l'odieuse, de la décisive, de l'insurmontable question : Comment sauver l'amour de l'usure? Albert Cohen nous dresse un panorama de ce combat perdu d'avance, de comment un couple pour arriver à ne pas se lasser l'un de l'autre est obligé de déployer toutes sortes d'artifices, qui pourtant n'atteignent jamais le résultat escompté. Ainsi, l'auteur nous fait-il toucher du doigt l'étrange analogie entre amour et toute autre forme d'addiction, où rien n'égalera jamais le premier shoot et où l'on ne récolte qu'une destruction de soi-même à vouloir persévérer dans le traitement.
Ne ratez pas l'écriture au vitriol de l'homme très expérimenté qu'était l'auteur au moment où il écrivait Belle du Seigneur. Les monologues foisonnants et déjantés d'Ariane valent aussi le détour et semblent jouir d'un lien de filiation directe avec ceux de "Mademoiselle Else" d'Arthur Schnitzler. Et puisque j'en suis aux influences juives autrichiennes, n'y aurait-il pas un soupçon du couple Stefan Zeig / Lotte Altmann dans la paire que forment Solal et Ariane ? Mais bien sûr, tout ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand chose.
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il n'y a plus de paradis ça ne se fait plus c'est dans l'au-delà que vont les âmes à la page, ah oui l'au-delà c'est vrai j'avais oublié, l'au-delà où ne circulent que des invisibilités sans saveur ni odeur sans regards ni sourires souffles tristes et volantes anémies, ah oui la vie éternelle n'est-ce pas c'est-à-dire que je pourrai regarder paraît-il quand mes yeux seront une coulante morve, ah oui voilà les réalités invisibles qui rappliquent, très commode des réalités qui ont la politesse d'être invisibles, et moi dans tout ça qu'est-ce que je deviens moi, et qu'est-ce que je ferai dans l'au-delà parmi toutes ces invisibles et chétives bouffées pas très captivantes, moi qui aime tant regarder et entendre regarder avec de vrais yeux tout charnels entendre avec des oreilles visibles et compliquées de trompes d'Eustache, il me semble que je suis dans ces combines d'âme assez oublié moi qui aime aimer de mes aimantes lèvres aimées, et il paraît que dans cet au-delà mes milliards de pensées et d'images et de sentiments oui j'en suis milliardaire vivront en l'air sans le support de mes yeux et des jeux de mon cerveau sous la coque vulnérable de mon crâne bientôt dessoudé, faut croire que je verrai sans yeux et aimerait sans lèvres, oh que tout cela est sauvage et sorcier et infantile, eh quoi parlons sérieusement en hommes et non en matagraboliens, la sexualité n'est-elle pas une rude composante de la personne humaine et de ce que vous appelez l'âme, où est-elle cette composante où son charnel support en vos paradis et que devient-elle en votre au-delà ou les anges ne peuvent jamais s'asseoir et pour cause, et vos vasodilatateurs et vasoconstricteurs ne sont-ils pas condition ou cause de vos émois et affects et qu'est une âme sans affects et qu'est-ce que vivre sans corps, je les entends qui s'indignent mais angéliquement et avec beaucoup de pitié pour ce pauvre vulgaire de moi et me parlent d'yeux spirituels et d'oreilles immatérielles, et bien blindé d'une épaisseur assez fière je dis que je ne marche pas et que des oreilles qui ne sont pas des oreilles c'est marrant et pas fort, vulgaire dites-vous, je le suis avec délices et il n'y a que les vulgaires pour craindre la vulgarité, bref messieurs des oreilles muscade et prestidigitées je ne vous crois pas, oui je sais je suis au courant ces messieurs dames des invisibilités ne parlent pas d'yeux spirituels et d'oreilles immatérielles mais d'un monde extrêmement bien un monde fréquenté uniquement par des trucs surnaturels sans que ni tête des principes des essences des survolances des perlimpinpins dont le propre et la substance sont de n'être pas, un monde très convenable très chic très bien fréquenté où circulent sans jamais de collisions d'innombrables âmes impalpables petits monstres diaphanes et plénipotentiaires de possédants claqués, un monde très distingué très snob où il n'y a pas à voir ni à entendre mais à spirituellement être, assez j'ai peur d'attraper la lèpre assez de réalités invisibles j'étouffe n'en jetez plus la cour est pleine en est pleine de ses moisissures de la peur de mourir, qu'ils pensent ce qu'ils veulent et surtout que je suis trop mécréant et spirituellement analphabète pour me mouvoir dans de telles finesses, oh je les vois sachant si bien mais ne pouvant expliquer à ma sordidité, parlant de forces et de sources et d'émanations et de fluides et de spirituelles inondations et avec ça Madame faut-il vous les envelopper, parlant d'expériences spirituelles c'est ainsi qu'ils appellent leurs autosuggestions, je les vois pris devant ma matérialité d'un malaise de supériorité d'une hauteur de spiritualité jamais expliquée mais toujours écrasante, de cette spiritualité qui est une supplémentaire bouillotte et un additionnel chauffage central et aussi une morphine et aussi un alibi, leur spiritualité qui justifie l'injustice leur permet de garder bonne conscience et leurs rentes, spiritualité et compte en banque, oui Dieu existe si peu que j'en ai honte pour lui
Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d’un battement de paupières. Dites moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que personne avant elle, ni Adrienne, ni Aude, ni Isolde, ni les autres de ma splendeur et jeunesse, toutes d’elle annonciatrices et servantes.
…………
Volontaire bannie comme moi, et elle ne savait pas que derrière les rideaux je la regardais. Alors, écoutez, elle s’est approchée de la glace du petit salon, car elle a la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors, seule et ne se sachant pas vue, elle s’est approchée de la glace et elle a baisé ses lèvres sur la glace. Ô ma sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt aimée par ce baiser à elle-même donné. Ô élancée, ô ses longs cils recourbés dans la glace, et mon âme s’est accrochée à ses longs cils recourbés. Un battement de paupières, le temps d’un baiser sur une glace, et c’était elle, elle à jamais. Dites-moi fou mais croyez-moi. Voilà, et lorsqu’elle est retournée dans la grande salle, je ne me suis pas approché d’elle, je ne lui ai pas parlé, je n’ai pas voulu la traiter comme les autres.
……….
Ô elle dont je dis le nom sacré dans mes marches solitaires et mes rondes autour de la maison où elle dort, et je veille sur son sommeil, et elle ne le sait pas, et je dis son nom aux arbres confidents, et je leur dis, fou des longs cils recourbés, que j’aime et j’aime celle que j’aime, et qui m’aimera, car je l’aime comme nul autre ne saura, et pourquoi ne m’aimerait-elle pas, celle qui d’amour peut aimer un crapaud, et elle m’aimera, m’aimera, m’aimera, la non-pareille m’aimera, et chaque soir j’attendr
Partie 3
Niaise, cet plaisanterie, mais plus le plaisantant est important et plus on savoure, les rires n'étant alors qu'approbation de la puissance.
« Babouineries et adoration de la force, le snobisme qui est désir de s'agréger au groupe des puissants. Et si le même prince de Galles oublie de boutonner le dernier bouton de son gilet ou si, parce qu'il pleut, il retrousse sur le bas de son pantalon, ou si, parce qu'il a un furoncle sous le bras, il donne des poignées de main en levant haut le bras, vite les babouins ne boutonnent plus le dernier bouton, vite font retrousser le bas de leur pantalon, de serrent les mains en arrondissant le bras. Babouineries, l'intérêt pour les idiotes amours des princesses. Et si une reine accouche, toutes les dames bien veulent savoir combien son vermisseau pèse de kilos et quel sera son titre. Incroyables babouin aussi, cet imbécile soldat agonisant qui a demandé à voir sa reine avant de mourir.
« Babouinerie, la démangeaison féminine de suivre la mode qui est imitation de la classe des puissants et désir d'en être. Babouinerie, le port de l'épée par des importants sociaux, rois, généraux, diplomates et même académiciens, de l'épée qui est signe du pouvoir de tuer. Babouinerie suprême, pour exprimer leur respect de Ce qui est le plus respectable et leur amour de Ce qui est le plus aimable, ils osent dire de Dieu qu'il est le tout-puissant, ce qui est abominable, et significative de leur odieuse adoration de la force qui est pouvoir de nuire et enfin de contre-pouvoir de tuer.
« Cette animale adoration, le vocabulaire même en apporte des preuves. Les mots liés à la notion de forces sont toujours de respect. Un "grand" écrivain, une oeuvre "puissante", des sentiments "élevés", une "haute" inspiration. Toujours l'image du gaillard de haute taille, tueur virtuel. Par contre, les qualificatifs évoquant la faiblesse sont toujours de mépris. Une "petite" nature, des sentiments "bas", une oeuvre "faible". Et pourquoi "noble" ou "chevaleresque" sont-ils termes de louange ? Respect hérité du moyen âge. Seuls à détenir la puissance réelle, celle des armes, les nobles et les chevaliers étaient les nuisibles et les tueurs, donc les respectables et les admirables. Pris en flagrant délit, les humains ! Pour exprimer leur admiration, ils n'ont rien trouvé de mieux que ces deux qualificatifs, évocateurs de cette société féodale où la guerre, c'est-à-dire le meurtre, était le but est l'honneur suprême de la vie d'un homme ! Dans les chansons de gestes, les nobles et les chevaliers sont sans arrêt occupés à tuer, et ce ne sont que triples traînant hors des ventres, crânes éclatés bavant leurs cervelles, cavaliers tranchés en deux jusqu'au giron. Noble ! Chevaleresque ! Oui, pris en flagrant délit de babouinerie ! À la force physique et au pouvoir de tuer ils ont associé l'idée de beauté morale.
« Tout ce qu'ils aiment et admirent est force. L'importance sociale est force. Le courage est force. L'argent est force. Le caractère est force. Le renom est force. La beauté, signe et gage de santé, est force. La jeunesse est force. Mais la vieillesse, qui est faiblesse, ils la détestent. Les primitifs assomment leurs vieillards. Les jeunes filles de bonne famille, en mal de mariage, précisent dans leurs annonces qu'elles ont des espérances directes et prochaines, ce qui signifie que papa et maman vont bientôt claquer , Dieu merci. Et moi, mon horreur des vieilles qui viennent toujours s'asseoir près de moi dans les trains. Dès qu'une de ses sorcières barbues entre dans mon compartiment, ça ne rate jamais, c'est moi qu'elle choisit, et elle vient se coller contre moi qui la hais en silence, me tenant aussi loin que je peux du corps abominable si proche de la mort, et si je me lève je tâche de marché un peu sur ses cors, par erreur.
« Ce qu'ils appellent péché originel n'est que la confuse honteuse conscience que nous avons de notre nature babouine et de ses affreux affects. De cette nature, un témoignage entre 1000, le sourire qui est mimique animale, héritée de nos ancêtres primates. Celui qui sourit signifie à l'hominien d'en face qu'il est pacifique, qu'il ne le mordra pas avec ses dents, et pour preuve il les lui montre, inoffensives. Montrer les dents et ne pas s'en servir pour attaquer est devenu un salut de paix, un signe de bonté, pour les descendants des brutes du quaternaire.
« oh assez. Pourquoi me donner tant de peine ? Je commence la séduction. Très facile. En plus des deux convenances, la physique et la sociale, il n'y faut que quelques manèges. Question d'intelligence. À une heure du matin donc, vous amoureuse, et à une heure quarante, vous et moi gare pour départ ivre mer soleil, et au dernier moment vous peut être abandonnée quai gare, pour venger le vieux. Le vieux, vous vous rappelez ? sa lévite, je la mets quelquefois la nuit, et je me déguise en juif de mon coeur, avec barbe et attendrissantes boucles rituelles et toque de fourrure et pieds traînants les dos voûté et parapluie ingénu, vieux juif de millénaire noblesse, ô amour de moi, porteur de la loi, Israël sauveur, et je vais dans les rues nocturnes, pour être moqué, fier d'être moqué par eux. Les manèges, maintenant.
« Premier manège, avertir la bonne femme qu'on va la séduire. Déjà fait. C'est un bon moyen pour l'empêcher de partir. Elle reste par défi, pour assister à la déconfiture du présomptueux. Deuxième manège, démolir le mari. Déjà fait. Troisième manège, la farce de poésie. Faire le grand seigneur insolent, le romantique hors du social, avec somptueuse robe de chambre, chapelet de santal, monocle noir, appartement aux Ritz, et crises hépatiques soigneusement dissimulées. Tout cela pour que l'idiote déduise que je suis de l'espèce miraculeuse des amants, le contraire d'un mari à laxatifs, une promesse de vie sublime. Le pauvre mari, lui, ne peut pas être poétique. Impossible de faire du théâtre 24 heures par jour. Vu tout le temps par elle, il est forcé d'être vrai, donc piteux. Tous les hommes sont piteux, y compris les séducteurs lorsqu'ils sont seuls et non en scène devant une idiote émerveillée. Tous piteux, et moi le premier !
« Rentrée chez elle, elle comparera son mari au fournisseur de pouahsie, et elle le méprisera. Tout lui sera motif de dédain, et jusqu'au linge sale de son mari. Comme si un Don Juan ne donnait pas ses chemises à laver ! Mais l'idiote, ne le voyant qu'en situation de théâtre, toujours à son avantage est fraîchement lavé et pomponné, se le figure héros ne salissant jamais ses chemises et n'allant jamais chez le dentiste. Or, il va chez le dentiste, tout comme un mari. Mais il ne l'avoue pas. Don Juan, un comédien toujours sur scène, toujours camouflé, dissimulant ces misères physiques et faisant en cachette tout ce qu'un mari fait ingénument. Mais comme il le fait en cachette et qu'elle a peu d'imagination, il lui est un demi-dieu. ô les sales nostalgiques yeux de l'idiote bientôt adultère, ô sa bouche bée devant les nobles discours de son prince charmant porteur de 10 mètres d'intestins. ô l'idiote éprise d'ailleurs, de magie, de mensonge. Tout du mari l'agace. La radio du mari et son inoffensive habitude d'écouter les informations trois fois par jour, pauvre chou, ses pantoufles, ces rhumatismes, ses sifflotements à la salle de bains, ses bruits lorsqu'il se brosse les dents, son innocente manie des petits noms tendres, dans le genre Chouquette, poulette ou tout simplement chérie à tout bout de champ, ce qui est dépourvu de piment et la met hors d'elle. Il faut à madame du sublime à jet continu.
« Elle est donc rentrée chez elle. Tout à l'heure, le séducteur l'entourait de guirlandes, l'appelait déesse des forêts et Diane revenue sur terre, et la voilà maintenant par le mari transformée en poulette, ce qui la vexe. Tout à l'heure, suave et charmée, elle écoutait le séducteur la gorger de sujets élevés, peinture, sculpture, littérature, culture, nature, et elle lui donnait délicieusement la réplique, bref deux cabots en représentation, et voilà que maintenant le pauvre mari en toute innocence lui demande ce qu'elle pense de la façon d'agir des Boulissons qu'ils ont eus à dîner il y a deux mois, et depuis, rien, silence, dîner pas rendu. Et le plus fort de café, c'est que j'ai appris qu'ils ont invité les Bourrassus ! Les Bourrassus, qu'ils ont connus grâce à nous, tu te rends compte ! Moi je suis d'avis de couper les ponts, qu'est-ce que tu en dis ? Et caetera, y compris le touchant tu sais chouchou ça a bien marché avec le boss, il me tutoie. Bref, pas de sublimités avec le mari, pas de prétentieux échanges de goûts communs à propos de Kafka, et l'idiote se rend compte qu'elle gâche sa vie avec son ronfleur, qu'elle a une existence indigne d'elle. Car elle est vaniteuse, l'amphore.
« Le plus comique, c’est qu'elle en veut à son mari non seulement de ce qu'il n'est pas poétique mais encore et surtout de ce qu'elle ne peut pas faire la poétique devant lui. Sans qu'elle s'en doute, elle lui en veut d'être le témoin de ses misères quotidiennes. Au réveil, la mauvaise haleine, la tignasse de clownesse ébouriffée et clocharde abrutie, et tout le reste, y compris peut-être l'huile de paraffine du soir ou les pruneaux. Dans le compagnonnage de la brosse dents et des pantoufles, elle se sent découronnée et elle en tient responsable le malheureux qui n'en peut mais. Par contre, quelle marche triomphale à cinq heures de l'après-midi lorsque, lessivée à fond avec mise en plis et sans pellicules, plus heureuse et non moins fière que la Victoire de Samothrace, elle va retrouver à larges Coulées son noble coliqueur clandestin, et elle chante des chorals de Bach, glorieuse de faire bientôt la sublime toute belle avec son intestineur, et en conséquence de se sentir princesse immaculée avec cette mise en plis si réussie.
Tu l'aimes et tu veux qu'elle t'aime, et tu ne peux tout de même pas aimer un chien parce qu'il vaut mieux qu'elle ! Eh bien alors séduis, fais ton odieux travail de technique et perds ton âme. Force-toi à l'habileté, à la méchanceté. [...] Tu n'es pas encore enraciné et des méchancetés trop marquées la repousseraient. Il leur reste un peu de bon sens au début. Par conséquent, du tact et de la mesure. Se borner à lui faire sentir que tu es capable d'être cruel. [...] Elle sera indignée, mais son tréfonds aimera. Lamentable de devoir déplaire pour lui plaire. Ou encore un masque subitement impassible, des airs absents, une surdité soudaine. Ne pas répondre par distraction feinte à une question qu'elle te pose la désarçonne mais ne lui déplaît pas. C'est une gifle immatérielle, une ébauche de cruauté, un petit plain-pied sexuel, une indifférence de mâle. De plus, ton inattention augmentera son désir de captiver ton attention, de t'intéresser, de te plaire, la remplira d'un sentiment confus de respect. Elle se dira, non, pas se dira, mais vaguement sentira, que tu es habitué à ne pas écouter toutes ces femmes qui t'assaillent, et tu seras intéressant.
[...] Qui est cruel est sexuellement doué, capable de faire souffrir, mais aussi de donner certaines joies, pense le tréfonds. Un seigneur quelque peu infernal les attire, un sourire dangereux les trouble. [...]
Donc, pendant le processus de séduction, prudence et y aller doucement. Par contre, dès qu'elle sera ferrée, tu pourras y aller. Après le premier acte, curieusement dénommé d'amour, il sera même bon, à condition qu'il ait été réussi et approuvé avec enthousiasme par la balbutiante pauvrette, il sera même bon que tu lui annonces qu'elle souffrira avec toi. Encore transpirante, et contre toi collante, elle te répondra alors que peu lui importe, que la souffrance avec toi ce sera encore du bonheur. [...]
Lorsqu'elle est entrée en pleine passion, donc cruautés ouvertes. Mais dose-les. Sois cruel avec maîtrise. Le sel est excellent mais pas trop n'en faut. Par conséquent, alternances de duretés et de douceurs, sans oublier les obligatoires ébats. [...]
Ne renonce jamais aux cruautés qui vivifient la passion, et lui redonnent du lustre. Elle te les reprochera mais elle t'aimera. Si par malheur tu commettais la gaffe de ne plus être méchant, elle ne t'en ferait pas grief, mais elle commencerait à t'aimer moins. Primo, parce que tu perdrais de ton charme. Secundo, parce qu'elle s'embêterait avec toi, tout comme avec un mari. Tandis qu'avec un cher méchant on ne bâille jamais, on le surveille pour voir s'il y a une accalmie, on se fait belle pour trouver grâce, on le regarde avec des yeux implorants, on espère que demain il sera gentil.