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EAN : 9782070404025
1109 pages
Gallimard (12/02/1998)
4.03/5   3951 notes
Résumé :
1968.

"Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regarda... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (339) Voir plus Ajouter une critique
4,03

sur 3951 notes
J'avais 17 ans. Je plongeais dans "Belle du Seigneur" pavé pour lequel j'avais cassé ma rachitique tirelire d'étudiante. Gallimard se refusait alors à publier une édition de poche. Maudits soient certains choix éditoriaux! La journée s'achevait dans les gris. Vers 17H, j'ouvrais LE roman. Lorsque je relevais la tête, le jour baignait encore la pièce. La dernière page était tournée, une nouvelle journée débutait. Il était 8H ou 10H. Je ne me souviens pas très bien.Mais je ne suis pas allée à la fac. Je devais me nourrir et recommencer. J'ai donc recommencé l'histoire fabuleuse d'Ariane et de Solal avec plus d'empressement que je n'en mis pour apaiser les gargouillements et autres borborygmes de mon estomac vindicatif.
Ceci est une anecdote vraie.
Depuis, les années ont passé. J'ai relu à deux ou trois autres reprises ce livre (qui reste à jamais mon livre, celui qu'aucun autre ne peut supplanter). Pas récemment. Mais mon admiration pour Albert Cohen et ma ferveur pour Belle du Seigneur sont suffisamment intactes pour que je me lance dans l'exercice d'une critique.

Je commence donc:
Belle du Seigneur est la tragédie de l'amour absolu. Une tragédie moderne qui n'a rien à envier à l'Antique. Une tragédie qui serpente dans des chemins buissonniers foisonnants, luxuriants, tour à tour lumineux et obscurs, insouciants ou ombrageux, charmeurs ou couleur de plomb. Belle du Seigneur c'est le drame de la lucidité (lucidité du héros, lucidité du romancier qui ne cesse d'apparaître au fil des pages), une méchante lucidité qui espère malgré tout, qui se refuse à désespérer. Seule Ariane voit des lendemains radieux. Solal l'amoureux, acteur et observateur, assiste, impuissant, à la fin qu'il sait écrite d'avance. Il se démène dans le sublime et se gausse de l'idéal et de l'élevé. Empli de compassion pour son amante si naïve, il est doté d'un double inattendu. La prosaïque Mariette monologue entre cuisine et ménage, commente longuement dans des pages serrées pleines de bon sens. Comme Solal son affection pour Ariane est totale, comme Solal, elle observe. Comme lui, elle prédit. Mais lui s'agite sur les hauteurs sociales, elle trime parmi les gens du peuple. Leurs points de vue convergent mais leurs actes divergent: Mariette a exclu le sublime de la vie de couple. Pour durer, l'amour doit accepter le quotidien. Si il avait fallu, Mariette, elle, serait allée aux toilettes avec son homme. On ne peut rester sur les sommets: l'oxygène manque.

Belle du Seigneur, c'est l'Europe de l'entre-deux-guerres. C'est la Société Des Nations à l'aube du nazisme, servile et veule, gangrenée déjà par l'antisémitisme et le goût du pouvoir. C'est la lâcheté, les grimaces sociales. Ce sont les babouineries. Merci Monsieur Cohen pour ces pages! Jamais écrivain n'avait dépeint avec tant de verve et de truculence les petits et grands arrangements sociaux.

Belle du Seigneur, c'est aussi la bourgeoisie protestante et bien-pensante, mesquine jusque dans ses suçotements dégoûtants. Antoinette Deume, jamais je ne vous ai oubliée. Encore aujourd'hui, je guette la moindre trace de petitesse dans mon existence afin de ne jamais, jamais vous ressembler. Il y a des lectures qui laissent une empreinte indélébile.

Belle du Seigneur, c'est le vent ébouriffant des Valeureux, personnages légendaires et caricaturaux, frères de Usbek, Rica et Candide. C'est l'humanité dans ce qu'elle a de folie et de sagesse. C'est l'humanité qui pue des pieds en demeurant digne, celle qui ment et donne, vole et compatit, celle qui jamais ne rejoindra les rangs des adorateurs de bottes. C'est l'humanité imparfaite et cocasse qui permet de souffler, de se réjouir. Ce sont les légendes orientales qui s'opposent à l'esprit cartésien. C'est la bouffonnerie qui fait un pied de nez aux babouineries.
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Une « énorme histoire », tout en finesse et démesure, tout en cynisme et drôlerie, tout en répulsion et passion destructrice. Une « énorme histoire » au lyrisme échevelé, aux chuchotis ravageurs, aux vérités qui font mal.
Un livre qui vous fait atteindre des sommets, qui vous prend aux tripes, au coeur, et ailleurs ; un livre qui vous fait monter les larmes aux yeux, éclater de rire, bondir de joie ; un livre qui va vous montrer avec un entêtement moqueur les recoins sombres de nos sentiments et les dessous des cartes ; un livre qui vous fera bredouiller d'émotion tant l'écriture y est étourdissante, féérique, magique.
Il y a tant et tant de choses à dire sur ce livre kaléidoscope aux mille couleurs chatoyantes, aux sombres fulgurances…
Comme j'ai aimé Ariane et Solal ! Ariane, la « vive, la tournoyante, l'ensoleillée, jolie comme un coquelicot au vent de l'été ». Ariane dans sa robe blanche, un peu déesse, un peu fillette avec ses « moues de tendresse ». Et puis Solal avec son « visage impassible couronné de ténèbres désordonnées », ce « youpin né en Grèce et naturalisé français », ce Don Juan cruel qui joue avec le coeur et les sentiments des femmes.
Solal voulut conquérir sa Belle avec d'autres moyens que l'habituelle gestuelle du mâle dominateur, sans son « brio de gorille au Ritz, sa parade de coq de bruyère, sa animale danse nuptiale ». L'échec fut total ! Là est peut-être le péché originel car, dès lors, leur passion deviendra ordinaire, échevelée peut-être, flamboyante surement, mais ordinaire. Elle s'usera avec le temps, malgré les artifices, malgré leurs tentatives désespérées et vaines, parfois sublimes, parfois pathétiques, pour sauver leur merveille du naufrage.
Arianne et Solal évoluent dans ce monde de l'entre-deux-guerres qui lui aussi gambade gaiement et avec insouciance vers le désastre. Grand ponte à la Société des Nations, Solal le voit d'ailleurs venir. Quel machin, comme dirait De Gaulle, que cette SDN ! Un repaire d'incapables, d'ambitieux à la petite semaine, de poltrons, et de profiteurs, plus intéressés par leur petite carrière que par la recherche de la concorde entre les peuples. Quelle drôle d'idée eut Solal de cesser soudainement de s'ébattre avec cette bande d'inaptes ? de jouer les princes vertueux ? Il se prendra leur antisémitisme en pleine figure. Un antisémitisme bien comme il faut, poli, de salon, raisonnable. En attendant l'autre qui pointe le bout de son nez.
Que d'images ! Que de rires, que de révoltes, que de tristesse !
Le petit Deume et ses Deumeries, le mari d'Ariane, pathétique flemmard à l'ambition démesurée, cocu errant. Et les cinq valeureux, iconoclastes, bouffons, drôles, menteurs, avides, mais toujours fidèles au prince Solal. Mariette et ses monologues ravageurs si plein de bons sens. Les chuchotis et les délires d'Ariane. Les longs silences lucides de Solal. Les faux dévots bêtes et méchants. Les craquelins de l'infâme Antoinette Deume.
Quelle aventure, mes amis ! Ce fut un long, grand et sublime voyage. Une lecture marathon grandiose et inoubliable.
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Ce livre est un très gros morceau, au propre comme au figuré. Si vous détestez les gros livres, alors abstenez-vous. Par contre si vous aimez les petites visions corrosives sur l'amour, la vie en société, les préjugés, les gens de toutes classes et de toutes origines. Que dis-je, corrosives? Et si c'était simplement réaliste et magistralement écrit, parfois avec un abandon total de ponctuation, comme le cours de la parole. Un livre qui parle en somme, un monument assurément.
L'histoire, en 2 mots et très succinctement (car vous imaginez qu'on ne peut réduire à quelques lignes plus de 1000 pages de prose et parce que d'autres l'on décrite mieux que moi ailleurs), s'ouvre sur une conquête amoureuse, celle d'Ariane, une belle suissesse de bonne famille bien chrétienne qui s'ennuie à mourir avec son époux légitime, Adrien Deume sous fifre à la Société des Nations (SDN, ancêtre de l'ONU). le conquérant, c'est Solal (voir Solal & Mangeclous), un Juif grec, beau et ténébreux, numéro 2 de la SDN. La scène de la conquête au chapitre XXXV est un monument difficilement égalable. Au cours du roman, on navigue dans les visions et monologues intérieurs des personnages.
Mais l'oeuvre de Cohen ne traite pas, à mon sens, de l'action de tomber amoureux, de réussir une conquête difficile ou de l'extraordinaire extase partagée que vivent les amants animés par ce sentiment mais bien plutôt de l'odieuse, de la décisive, de l'insurmontable question : Comment sauver l'amour de l'usure? Albert Cohen nous dresse un panorama de ce combat perdu d'avance, de comment un couple pour arriver à ne pas se lasser l'un de l'autre est obligé de déployer toutes sortes d'artifices, qui pourtant n'atteignent jamais le résultat escompté. Ainsi, l'auteur nous fait-il toucher du doigt l'étrange analogie entre amour et toute autre forme d'addiction, où rien n'égalera jamais le premier shoot et où l'on ne récolte qu'une destruction de soi-même à vouloir persévérer dans le traitement.
Ne ratez pas l'écriture au vitriol de l'homme très expérimenté qu'était l'auteur au moment où il écrivait Belle du Seigneur. Les monologues foisonnants et déjantés d'Ariane valent aussi le détour et semblent jouir d'un lien de filiation directe avec ceux de "Mademoiselle Else" d'Arthur Schnitzler. Et puisque j'en suis aux influences juives autrichiennes, n'y aurait-il pas un soupçon du couple Stefan Zeig / Lotte Altmann dans la paire que forment Solal et Ariane ? Mais bien sûr, tout ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand chose.
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Que serait devenu l'amour de Tristan et Iseult s'ils s'étaient enfuis définitivement dans la forêt ? La passion, isolée et libérée de tout obstacle, peut-elle survivre à l'épreuve du temps ? C'est, entre autres, la question qu'explore Albert Cohen dans ce monument de la littérature du XXe siècle qu'est Belle du Seigneur.

« Entre autres », car ce roman qui se passe à Genève dans les années 30 ne se limite pas à analyser la passion flamboyante du brillant Solal pour la délicate Ariane. Il pointe aussi les travers d'une époque. Les navrantes journées de travail d'Adrien Deume, le fat et paresseux mari d'Ariane, alimentent une critique acerbe de la bureaucratie, en l'occurrence la Société des Nations (dont Solal est le Sous-Secrétaire Général), censée oeuvrer pour la paix après la guerre de 1914-1918, mais qui n'arrive même pas à endiguer la montée de l'antisémitisme en son sein. Avec les préjugés et les bassesses des parents Deume, l'auteur raille les conventions étriquées de la petite la bourgeoisie. le récit vire même au burlesque quand ce sont "les Valeureux" - les truculents oncles et cousins de Solal, "Juifs du soleil et du beau langage" débarqués de l'île grecque de Céphalonie - qui font office de Candide pour ridiculiser les codes et l'hypocrisie de la haute société.

Pour en revenir à l'idée de départ, la relation entre Solal et Ariane sert de terrain d'expérience à Albert Cohen pour décortiquer chaque étape de la passion amoureuse, depuis le premier moment de séduction, jusqu'aux ravages finaux, comme jamais personne ne l'avait fait avant lui - sauf, peut-être, Laclos dans Les liaisons dangereuses ou Tolstoï dans Anna Karénine.
L'épisode des « yeux frits », où Solal annonce à Ariane qu'il va réussir à la séduire est un moment d'anthologie. Je relirais le livre cent fois rien que pour ce passage où tout bascule, où Ariane lâche prise et s'ouvre à cet amour interdit, quelles qu'en soient les conséquences. Cette passion, l'auteur l'explore de l'intérieur avec les remarquables monologues de la jeune femme, ces pensées qui débordent comme un fleuve sans ponctuation. Une Ariane idéaliste qui s'acharne à se montrer sous son meilleur jour, à occulter la moindre trace de trivialité du quotidien, à combler le silence de musique, pour faire durer l'émerveillement du début. En face, Solal regarde se consumer les sentiments qu'il a allumés et s'y brûle volontairement, organisant leur fuite, puis dissimulant son éviction de la SDN, pour entretenir chez Ariane l'illusion du bonheur. Il boit cet amour fou jusqu'à la lie, tout en ayant conscience que leur entreprise est vouée à l'échec.

La conclusion est sans appel : pour exister, la passion doit se nourrir de l'obstacle, se griser du danger. Les amoureux livrés à eux-mêmes, au ban de la société, finissent par étouffer dans leur bulle. C'est vrai, il n'y a pas d'amour heureux, mais combien de merveilleuses pages les grandes passions ont-elles inspiré ! Belle du Seigneur en fait un millier, et j'aurais voulu que cela ne s'arrête jamais.
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J'ai mis 4 étoiles à Belle du Seigneur, parce que je trouve que c'est un 'grand' livre, avec du souffle, une originalité, un style particulier, beaucoup de finesse dans la description de la société et ses faux-semblants, beaucoup de justesse aussi dans les personnages et leur évolution au cours de ce huis-clos amoureux...

Pourtant, ce livre m'a vraiment dérangée quand je l'ai lu, j'en ai gardé un souvenir agacé et j'ai retrouvé ces impressions mitigées en le feuilletant pour écrire ma critique.
En fait, le sentiment amoureux est tellement exacerbé et lyrique qu'il en devient mièvre et un peu écoeurant...
On sent que Solal et Ariane, magré leur fragilité et leur part d'ombre, sont deux individus solaires, brillants et attachants. Et c'est un vrai gâchis de les voir se détruire à vouloir s'aimer trop absolument ! En lisant, j'avais envie de secouer Ariane et de lui dire 'Retournez à Genève, que Solal trouve du boulot, toi aussi ou alors écris ton fameux roman, voyez des gens, lisez des livres, faites des enfants, promenez-vous en montagne, acceptez le quotidien et la routine, ils peuvent être très beaux aussi !'. Evidemment, si elle avait suivi mes conseils, la littérature aurait perdu un chef d'oeuvre. Mais Ariane et Solal auraient peut-être gagné une longue vie d'amour d'ensemble, et plein de petits moments de bonheur.
Bref, la philosophie de Belle du Seigneur, cette recherche impossible d'absolu et de pureté, ne correspond pas du tout à ma façon de voir les choses. D'où certainement mon agacement à la lecture.

Toutefois, je pense que c'est un livre à lire absolument, qui laisse une empreinte durable, peut toucher ou faire réfléchir à la vie.

A lire aussi pour tout ce qui passe autour d'Ariane et Solal.
Le monde minuscule d'Adrien d'abord : on se prend à sourire franchement lors des passages légers, mais, à d'autres moments, il devient presque touchant à force d'être si benêt et 'à côté de la plaque'...
Les monologues intérieurs de la femme de ménage d'Ariane, pleins de sens pratique et d'incompréhension devant les lubies de sa patronne...
La caricature de tous les petits-bourgeois hypocrites et mesquins...
Le discours sur la séduction/babouinerie que Solal fait à Ariane, justement pour la séduire...
Le style, parfois ampoulé, parfois indigeste, mais qui, pour moi, s'adapte parfaitement à ce long roman et donne la preuve du talent d'Albert Cohen...
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critiques presse (3)
Lexpress
01 octobre 2018
Publié au XXe siècle, ce roman est XVIIe par son mélange de farce et de sublime, dont le sublime est rendu d'autant plus saillant par la farce. Saltiel, Mangeclous, Adrien Deume et ses parents sont la base en chantilly d'où s'élèvent, fiole d'éther et cachets dans leurs mains jointes, Solal et Ariane. C'est le plus beau gâteau de suicide de la littérature française.
Lire la critique sur le site : Lexpress
LeMonde
13 août 2018
Grand roman d’une passion qui s’autodétruit entre le flamboyant Solal et Ariane, jeune femme de la grande bourgeoisie genevoise qu’il arrache à son médiocre mari, Belle du Seigneur, d’Albert Cohen (1968), est aussi un très grinçant tableau du quotidien des diplomates, plutôt négligé par la littérature.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Lexpress
27 juillet 2018
Si le conte est émouvant, c'est surtout la verve du conteur qui émerveille. A mi-chemin entre Homère et le marchand de tapis oriental, il excelle à restituer le grouillement et les contradictions de la vie dans un discours dont il ne perd jamais le fil.
Lire la critique sur le site : Lexpress
Citations et extraits (493) Voir plus Ajouter une citation
Adorateurs de la force (p. 306-310)
Dîtes, tous ces futurs cadavres dans les rues, sur les trottoirs, si pressés, si occupés et qui ne savent pas que la terre où ils seront enfouis existe, les attend. Futurs cadavres, ils plaisantent ou s’indignent ou se vantent. Rieuses condamnées à mort, toutes ces femmes qui exhibent leurs mamelles autant qu’elles le peuvent, les portent en avant, sottement fières de leurs gourdes laitières. Futurs cadavres et pourtant méchants en leur court temps de vie, et ils aiment écrire Mort aux Juifs sur les murs. Aller à travers le monde et parler aux hommes ? Les convaincre d’avoir pitié les uns les autres, les bourrer de leur mort prochaine ? Rien à faire, ils aiment être méchants. La malédiction des canines. Depuis deux mille ans, des haines, des médisances, des cabales, des intrigues, des guerres. Quelles armes auront-ils inventées dans trente ans ? Ces singes-savants finiront par s’entre-tuer tous et l’espèce humaine mourra de méchanceté. Donc se consoler par l’amour d’une femme. Mais se faire aimer est si facile, si déshonorant. Toujours la même vieille stratégie et les mêmes misérables causes, la viande et le social.
Le social, oui. Bien-sûr, elle est trop noble pour être snob, et elle croit n’attacher aucune importance à ma sous-bouffonnerie générale. Mais son inconscient est follement snob, comme tous les inconscients, tous adorateurs de la force. En silence, elle proteste, me trouve l’esprit bas. Elle est tellement persuadée que ce qui compte pour elle, c’est la culture, la distinction, la délicatesse des sentiments, l’honnêteté, la loyauté, la générosité, l’amour de la nature, et caetera. Mais, idiote, ne vois-tu pas que toutes ces noblesses sont signes de l’appartenance à la classe des puissants, et que c’est la raison profonde, secrète, inconnue de toi, pour que tu y attaches un tel prix. C’est cette appartenance qui en réalité fait le charme du type aux yeux de la mignonne. Bien-sûr elle ne me croit pas, elle ne me croira jamais.
[…] Les privilégiés ont du fric : pourquoi ne seraient-ils pas honnêtes ou généreux ? Ils sont protégés du berceau à la tombe, la société leur est douce : pourquoi seraient-ils dissimulés ou menteurs ? Quant à l’amour de la nature, il n’abonde pas dans les bidonvilles. Il y faut des rentes. Et la distinction, qu’est-ce, sinon les manières et le vocabulaire en usage dans la classe des puissants. […] Tout cela, honnêteté, loyauté, générosité, amour de la nature, distinction, toutes ces joliesses sont preuves d’appartenance à la classe dirigeante, et c’est pourquoi vous y attachez une telle importance, prétendument morale. Preuve de votre adoration de la force !
Oui, de la force, car leur richesse, leurs alliances, leurs amitiés et leurs relations, les importants sociaux ont le pouvoir de nuire. De quoi je conclus que votre respect de la culture, apanage de la caste des puissants, n’est en fin de compte, et au plus profond, que respect du pouvoir de tuer, respect secret, inconnu de vous-même. Bien-sûr, vous souriez. Ils souriront tous et ils hausseront les épaules. Ma vérité est désobligeante.
Universelle adoration de la force. Ô les subalternes épanouis sous le soleil du chef, ô leurs regards aimants vers leur puissant, ô leurs sourires toujours prêts, et si elle fait une crétine plaisanterie le choeur de leurs rires sincères. Sincères, oui, c’est ce qui est terrible. Car sous l’amour intéressé de votre mari pour moi, il y a un vrai amour désintéressé, l’abjecte amour de la puissance, l’adoration du pouvoir de nuire. Ô son perpétuel sourire charmé, son amoureuse attention, la courbe déférente de son postérieur pendant que je parlais. Ainsi, dès que le grand babouin adulte entre dans la cage, ainsi les babouins mâles mais adolescents et de petite taille se mettent à quatre pattes, en féminine posture d’accueil et de réception, en amoureuse posture de vassalité, en sexuel hommage au pouvoir de nuire et de tuer, dès que le grand redoutable babouin entre dans la cage. Lisez les livres sur les singes et vous verrez que je dis vrai.
Babouinerie partout. Babouinerie et adoration animale de la force, le respect pour la gent militaire, détentrice du pouvoir de tuer. Babouinerie, l’émoi de respect lorsque les gros tanks défilent. Babouinerie, les cris d’enthousiasme pour le boxeur qui va vaincre, babouinerie, les encouragements du public. Vas-y, endors-le ! Et lorsqu’il a mis knock-out l’autre, ils sont fiers de le toucher, de lui taper dans le dos. C’était du sport, ça ! Crient-ils. Babouinerie, l’enthousiasme pour les coureurs cyclistes. Babouinerie, la conversion du méchant que Jack London a rossé et qui, d’avoir été rossé, en oublie sa haine et adore désormais son vainqueur.
Babouinerie, partout. Babouines, les foules passionnées de servitude, frémissantes foules en orgasmes d’amour lorsque paraît le dictateur au menton carré, dépositaire du pouvoir de tuer. Babouines, les mains tendues pour toucher la main du chef et s’en sanctifier. […]
Babouins, les crétins reçus par le dictateur italien et qui viennent ensuite me vanter le sourire séduisant de cette brute, un sourire si bon au fond, disent-ils tous, ô leur ravissement femelle devant le fort. Babouins, ces autres qui s’extasient devant quelque bonté de Napoléon, de ce Napoléon qui disait qu’est-ce que cinq cent mille morts pour moi ?
Babouines adoratrices de la force, les jeunes Américaines qui ont pris d’assaut le compartiment du prince de Galles, qui ont caressé les coussins sur lesquels il a posé son postérieur, et qui lui ont offert un pyjama dont chacune a cousu un point. Authentique. Babouine, la rafale d’hilarité qui a secoué l’autre jour l’Assemblée à une plaisanterie du Premier ministre anglais, et le président a manqué s’étrangler. Niaise, cette plaisanterie, mais le plus plaisantin est important et plus on savoure, les rires n’étant alors qu’approbation de la puissance.
Babouinerie et adoration de la force, le snobisme qui est désir de s’agréger au groupe des puissants. Et si le même prince de Galles oublie de boutonner le dernier bouton de son gilet ou si, parce qu’il pleut, il retrousse le bas de son pantalon, ou si, parce qu’il a un furoncle sous le bras, il donne des poignées de main en levant haut le bras, vite les babouins ne boutonnent plus le dernier bouton, , vite font retrousser le bas de leur pantalon, vite serrent les mains en arrondissant le bras. Babouinerie, l’intérêt pour les idiotes amours des princesses. Et si une reine accouche, toutes les dames bien veulent savoir combien son vermisseau pèse de kilos et quel sera son titre. Incroyable babouin aussi, cet imbécile soldat agonisant qui a demandé à voir sa reine avant de mourir.
Babouinerie, la démangeaison féminine de suivre la mode qui est imitation de la classe des puissants et désir d’en être. Babouinerie, le port de l’épée par des importants sociaux, rois, généraux, diplomates et même académiciens, de l’épée qui est signe du pouvoir de tuer. Babouinerie suprême, pour exprimer leur respect de Ce qui est le plus respectable et leur amour de Ce qui est le plus aimable, ils osent dire de Dieu qu’il est le Tout-Puissant, ce qui est abominable, et significatif de leur odieuse adoration de la force qui est pouvoir de nuire et en fin de compte pouvoir de tuer.
Cette animale adoration, le vocabulaire même en apporte des preuves. Les mots liés à la notion de force sont toujours de respect. Un « grand » écrivain, une œuvre « puissante », des sentiments « élevés », une « haute » inspiration. Toujours l’image du gaillard de haute taille, tueur virtuel. Par contre, les qualificatifs évoquant la faiblesse sont toujours de mépris. Une « petite » nature, des sentiments « bas », une œuvre « faible ». Et pourquoi « noble » et « chevaleresque » sont-ils termes de louange ? Respect hérité du moyen âge. Seuls à détenir la puissance réelle, celle des armes, les nobles et les chevaliers étaient les nuisibles et les tueurs, donc les respectables et les admirables. Pris en flagrant délit, les humains ! Pour exprimer leur admiration, ils n’ont rien trouvé de mieux que ces deux qualificatifs, évocateurs de cette société féodale où la guerre, c’est-à-dire le meurtre, était le but et l’honneur suprême de la vie d’un homme ! Dans les chansons de geste, les nobles et les chevaliers sont sans arrêt occupés à tuer, et ce ne sont que tripes traînant hors des ventres, crânes éclatés bavant leurs cervelles, cavaliers tranchés en deux jusqu’au giron. Noble ! Chevaleresque ! Oui, pris en flagrant délit de babouinerie ! À la force physique et au pouvoir de tuer ils ont associé l’idée de beauté morale !
Tout ce qu’ils aiment et admirent est force. L’importance sociale est force. Le courage est force. L’argent est force. Le caractère est force. Le renom est force. La beauté, signe et gage de santé, est force. La jeunesse est force. Mais la vieillesse, qui est faiblesse, ils la détestent. Les primitifs assommaient leurs vieillards. […]
Ce qu’ils appellent pêché originel n’est que la confuse honteuse conscience que nous avons de notre nature babouine et des ses affreux affects. De cette nature, un témoignage entre mille, le sourire qui est mimique animale, héritée de nos ancêtres primates. Celui qui sourit signifie à l’hominien d’en face qu’il est pacifique, qu’il ne le mordra pas avec ses dents, et pour preuve, il les lui montre, inoffensives. Montrer les dents et ne pas s’en servir pour attaquer est devenu un salut de paix, un signe de bonté, pour les descendants des brutes du quaternaire.
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S'imaginant sous le regard de l'aimé (p. 376)
Entrée dans le petit salon, elle se dirigea vers la glace pour n’être pas seule. Oui, ce soir déjà, et tous les jours il y aurait un soir, et tous les soirs il y aurait un demain avec lui. Devant la glace, elle fit une révérence et cette belle du seigneur, puis essaya des mines pour voir comment elle lui était apparue à la fin de cette nuit, imagina une fois de plus qu’elle était lui la regardant, fit l’implorante, puis tendit ses lèvres, s’en félicita. Pas mal, pas mal du tout. Mais avec du parlé, on se rendrait mieux compte. Ta femme, je suis ta femme, dit-elle à sa glace, extatique, sincèrement émue. Oui, vraiment bien comme expression, un peu sainte Thérèse du Bernin. Il avait dû la trouver épatante. Et pendant les baisers de grande ardeur, les baisers sous-marins, quel genre avait-elle, les yeux fermés ? Elle ouvrit la bouche, ferma l’oeil gauche, se regarda de l’oeil droit. Difficile de se rendre compte. L’impression de charme disparaissait, ça faisait borgne. Dommage, je ne saurai jamais de quoi j’ai l’air pendant l’opération. Affreux, je dis opération, alors que tout à l’heure avec lui c’était si grave. En somme, pour voir comment je suis pendant les baisers intérieurs, je n’ai qu’à fermer les yeux et à guigner à travers les cils. Mais non, en somme, ce n’est pas la peine, puisque pendant ces moments-là sa tête est tellement contre la mienne qu’il ne peut pas me voir, donc aucun intérêt.
Elle s’assit, ôta ses souliers qui serraient trop, remua ses orteils, soupira d’aise, bâilla. Ouf, vacances et bon débarras, dit-elle. Plus besoin de faire la charmante puisque le monsieur n’est pas là, oui, enfin le type, le bonhomme, le lustucru, oui parfaitement, mon cher, c’est de vous qu’il s’agit. Pardon, mon chéri, c’est seulement pour rire, mais c’est peut-être aussi parce que je suis trop votre esclave quand vous êtes là, c’est pour me venger, vous comprenez, pour vous montrer que je ne me laisse pas faire, pour garder mon self respect, mais n’empêche que tout de même c’est bien agréable d’être seule.
Elle se leva, fit des grimaces pour se décontracter, déambula. Exquis de marcher sans souliers, rien qu’avec les pieds, bien à plat, un peu pataude, exquis de remuer les orteils, de n’être plus tout le temps sublime et Cléopâtre et redoutable de beauté. Chic, on allait manger maintenant ! Parce que, mon chéri, je regrette, mais je meurs de faim. Tout de même, j’ai un corps. Vous le savez d’ailleurs, sourit-elle, et elle s’en fut, désinvolte.
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Volonté du Quichotte (p. 767)
Leur Loi ils l’aiment de tout leur coeur ô ces rouleaux de la Loi en grave procession dans la synagogue les fidèles les baisent et de toute mon âme je m’incline avec émoi devant cette majesté qui passe je les baise aussi et c’est notre seul acte d’adoration dans la maison de ce Dieu auquel je ne crois pas mais que je révère ô mes anciens morts ô vous qui par votre Loi et vos Commandements et vos prophètes avez déclaré la guerre à la nature et à ses animales lois de meurtre et de rapine lois d’impureté et d’injustice ô mes anciens morts sainte tribu ô mes prophètes sublimes bègues et immenses naïfs embrasés ressasseurs de menaces et de promesses jaloux d’Israël sans cesse fustigeant le peuple qu’ils voulaient saint et hors de nature et tel est l’amour notre amour ô mes anciens morts je veux vous louer vous et votre Loi car c’est notre gloire de primates des temps passés notre royauté et divine patrie que de nous sculpter hommes par l’obéissance à la Loi que de devenir ce tordu et ce tortu ce merveilleux bossu surgi cette monstrueuse et sublime invention cet être nouveau et parfois repoussant car ce sont ses débuts maladroits et il sera mal vu et raté et hypocrite pendant des milliers d’années cet être difforme et merveilleux aux yeux divins ce monstre non animal non naturel qui est l’homme et qui est notre héroïque fabrication en vérité c’est notre héroïsme désespéré que de ne vouloir pas être ce que nous sommes et c’est-à-dire des bêtes soumises aux règles de nature que de vouloir être ce que nous ne sommes pas et c’est-à-dire des hommes et tout cela pour rien car il n’y a rien qui nous y oblige car il n’y a rien car l’univers n’est pas gouverné et ne recèle nul sens que son existence stupide sous l’oeil morne du néant et en vérité c’est notre grandeur que cette obéissance à la Loi que rien ne justifie et ne sanctionne que notre volonté folle et sans espoir et sans rétribution […].
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Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d’un battement de paupières. Dites moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que personne avant elle, ni Adrienne, ni Aude, ni Isolde, ni les autres de ma splendeur et jeunesse, toutes d’elle annonciatrices et servantes.

…………

Volontaire bannie comme moi, et elle ne savait pas que derrière les rideaux je la regardais. Alors, écoutez, elle s’est approchée de la glace du petit salon, car elle a la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors, seule et ne se sachant pas vue, elle s’est approchée de la glace et elle a baisé ses lèvres sur la glace. Ô ma sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt aimée par ce baiser à elle-même donné. Ô élancée, ô ses longs cils recourbés dans la glace, et mon âme s’est accrochée à ses longs cils recourbés. Un battement de paupières, le temps d’un baiser sur une glace, et c’était elle, elle à jamais. Dites-moi fou mais croyez-moi. Voilà, et lorsqu’elle est retournée dans la grande salle, je ne me suis pas approché d’elle, je ne lui ai pas parlé, je n’ai pas voulu la traiter comme les autres.

……….



Ô elle dont je dis le nom sacré dans mes marches solitaires et mes rondes autour de la maison où elle dort, et je veille sur son sommeil, et elle ne le sait pas, et je dis son nom aux arbres confidents, et je leur dis, fou des longs cils recourbés, que j’aime et j’aime celle que j’aime, et qui m’aimera, car je l’aime comme nul autre ne saura, et pourquoi ne m’aimerait-elle pas, celle qui d’amour peut aimer un crapaud, et elle m’aimera, m’aimera, m’aimera, la non-pareille m’aimera, et chaque soir j’attendr
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Partie 3

Niaise, cet plaisanterie, mais plus le plaisantant est important et plus on savoure, les rires n'étant alors qu'approbation de la puissance.
« Babouineries et adoration de la force, le snobisme qui est désir de s'agréger au groupe des puissants. Et si le même prince de Galles oublie de boutonner le dernier bouton de son gilet ou si, parce qu'il pleut, il retrousse sur le bas de son pantalon, ou si, parce qu'il a un furoncle sous le bras, il donne des poignées de main en levant haut le bras, vite les babouins ne boutonnent plus le dernier bouton, vite font retrousser le bas de leur pantalon, de serrent les mains en arrondissant le bras. Babouineries, l'intérêt pour les idiotes amours des princesses. Et si une reine accouche, toutes les dames bien veulent savoir combien son vermisseau pèse de kilos et quel sera son titre. Incroyables babouin aussi, cet imbécile soldat agonisant qui a demandé à voir sa reine avant de mourir.
« Babouinerie, la démangeaison féminine de suivre la mode qui est imitation de la classe des puissants et désir d'en être. Babouinerie, le port de l'épée par des importants sociaux, rois, généraux, diplomates et même académiciens, de l'épée qui est signe du pouvoir de tuer. Babouinerie suprême, pour exprimer leur respect de Ce qui est le plus respectable et leur amour de Ce qui est le plus aimable, ils osent dire de Dieu qu'il est le tout-puissant, ce qui est abominable, et significative de leur odieuse adoration de la force qui est pouvoir de nuire et enfin de contre-pouvoir de tuer.
« Cette animale adoration, le vocabulaire même en apporte des preuves. Les mots liés à la notion de forces sont toujours de respect. Un "grand" écrivain, une oeuvre "puissante", des sentiments "élevés", une "haute" inspiration. Toujours l'image du gaillard de haute taille, tueur virtuel. Par contre, les qualificatifs évoquant la faiblesse sont toujours de mépris. Une "petite" nature, des sentiments "bas", une oeuvre "faible". Et pourquoi "noble" ou "chevaleresque" sont-ils termes de louange ? Respect hérité du moyen âge. Seuls à détenir la puissance réelle, celle des armes, les nobles et les chevaliers étaient les nuisibles et les tueurs, donc les respectables et les admirables. Pris en flagrant délit, les humains ! Pour exprimer leur admiration, ils n'ont rien trouvé de mieux que ces deux qualificatifs, évocateurs de cette société féodale où la guerre, c'est-à-dire le meurtre, était le but est l'honneur suprême de la vie d'un homme ! Dans les chansons de gestes, les nobles et les chevaliers sont sans arrêt occupés à tuer, et ce ne sont que triples traînant hors des ventres, crânes éclatés bavant leurs cervelles, cavaliers tranchés en deux jusqu'au giron. Noble ! Chevaleresque ! Oui, pris en flagrant délit de babouinerie ! À la force physique et au pouvoir de tuer ils ont associé l'idée de beauté morale.
« Tout ce qu'ils aiment et admirent est force. L'importance sociale est force. Le courage est force. L'argent est force. Le caractère est force. Le renom est force. La beauté, signe et gage de santé, est force. La jeunesse est force. Mais la vieillesse, qui est faiblesse, ils la détestent. Les primitifs assomment leurs vieillards. Les jeunes filles de bonne famille, en mal de mariage, précisent dans leurs annonces qu'elles ont des espérances directes et prochaines, ce qui signifie que papa et maman vont bientôt claquer , Dieu merci. Et moi, mon horreur des vieilles qui viennent toujours s'asseoir près de moi dans les trains. Dès qu'une de ses sorcières barbues entre dans mon compartiment, ça ne rate jamais, c'est moi qu'elle choisit, et elle vient se coller contre moi qui la hais en silence, me tenant aussi loin que je peux du corps abominable si proche de la mort, et si je me lève je tâche de marché un peu sur ses cors, par erreur.
« Ce qu'ils appellent péché originel n'est que la confuse honteuse conscience que nous avons de notre nature babouine et de ses affreux affects. De cette nature, un témoignage entre 1000, le sourire qui est mimique animale, héritée de nos ancêtres primates. Celui qui sourit signifie à l'hominien d'en face qu'il est pacifique, qu'il ne le mordra pas avec ses dents, et pour preuve il les lui montre, inoffensives. Montrer les dents et ne pas s'en servir pour attaquer est devenu un salut de paix, un signe de bonté, pour les descendants des brutes du quaternaire.
« oh assez. Pourquoi me donner tant de peine ? Je commence la séduction. Très facile. En plus des deux convenances, la physique et la sociale, il n'y faut que quelques manèges. Question d'intelligence. À une heure du matin donc, vous amoureuse, et à une heure quarante, vous et moi gare pour départ ivre mer soleil, et au dernier moment vous peut être abandonnée quai gare, pour venger le vieux. Le vieux, vous vous rappelez ? sa lévite, je la mets quelquefois la nuit, et je me déguise en juif de mon coeur, avec barbe et attendrissantes boucles rituelles et toque de fourrure et pieds traînants les dos voûté et parapluie ingénu, vieux juif de millénaire noblesse, ô amour de moi, porteur de la loi, Israël sauveur, et je vais dans les rues nocturnes, pour être moqué, fier d'être moqué par eux. Les manèges, maintenant.
« Premier manège, avertir la bonne femme qu'on va la séduire. Déjà fait. C'est un bon moyen pour l'empêcher de partir. Elle reste par défi, pour assister à la déconfiture du présomptueux. Deuxième manège, démolir le mari. Déjà fait. Troisième manège, la farce de poésie. Faire le grand seigneur insolent, le romantique hors du social, avec somptueuse robe de chambre, chapelet de santal, monocle noir, appartement aux Ritz, et crises hépatiques soigneusement dissimulées. Tout cela pour que l'idiote déduise que je suis de l'espèce miraculeuse des amants, le contraire d'un mari à laxatifs, une promesse de vie sublime. Le pauvre mari, lui, ne peut pas être poétique. Impossible de faire du théâtre 24 heures par jour. Vu tout le temps par elle, il est forcé d'être vrai, donc piteux. Tous les hommes sont piteux, y compris les séducteurs lorsqu'ils sont seuls et non en scène devant une idiote émerveillée. Tous piteux, et moi le premier !
« Rentrée chez elle, elle comparera son mari au fournisseur de pouahsie, et elle le méprisera. Tout lui sera motif de dédain, et jusqu'au linge sale de son mari. Comme si un Don Juan ne donnait pas ses chemises à laver ! Mais l'idiote, ne le voyant qu'en situation de théâtre, toujours à son avantage est fraîchement lavé et pomponné, se le figure héros ne salissant jamais ses chemises et n'allant jamais chez le dentiste. Or, il va chez le dentiste, tout comme un mari. Mais il ne l'avoue pas. Don Juan, un comédien toujours sur scène, toujours camouflé, dissimulant ces misères physiques et faisant en cachette tout ce qu'un mari fait ingénument. Mais comme il le fait en cachette et qu'elle a peu d'imagination, il lui est un demi-dieu. ô les sales nostalgiques yeux de l'idiote bientôt adultère, ô sa bouche bée devant les nobles discours de son prince charmant porteur de 10 mètres d'intestins. ô l'idiote éprise d'ailleurs, de magie, de mensonge. Tout du mari l'agace. La radio du mari et son inoffensive habitude d'écouter les informations trois fois par jour, pauvre chou, ses pantoufles, ces rhumatismes, ses sifflotements à la salle de bains, ses bruits lorsqu'il se brosse les dents, son innocente manie des petits noms tendres, dans le genre Chouquette, poulette ou tout simplement chérie à tout bout de champ, ce qui est dépourvu de piment et la met hors d'elle. Il faut à madame du sublime à jet continu.
« Elle est donc rentrée chez elle. Tout à l'heure, le séducteur l'entourait de guirlandes, l'appelait déesse des forêts et Diane revenue sur terre, et la voilà maintenant par le mari transformée en poulette, ce qui la vexe. Tout à l'heure, suave et charmée, elle écoutait le séducteur la gorger de sujets élevés, peinture, sculpture, littérature, culture, nature, et elle lui donnait délicieusement la réplique, bref deux cabots en représentation, et voilà que maintenant le pauvre mari en toute innocence lui demande ce qu'elle pense de la façon d'agir des Boulissons qu'ils ont eus à dîner il y a deux mois, et depuis, rien, silence, dîner pas rendu. Et le plus fort de café, c'est que j'ai appris qu'ils ont invité les Bourrassus ! Les Bourrassus, qu'ils ont connus grâce à nous, tu te rends compte ! Moi je suis d'avis de couper les ponts, qu'est-ce que tu en dis ? Et caetera, y compris le touchant tu sais chouchou ça a bien marché avec le boss, il me tutoie. Bref, pas de sublimités avec le mari, pas de prétentieux échanges de goûts communs à propos de Kafka, et l'idiote se rend compte qu'elle gâche sa vie avec son ronfleur, qu'elle a une existence indigne d'elle. Car elle est vaniteuse, l'amphore.
« Le plus comique, c’est qu'elle en veut à son mari non seulement de ce qu'il n'est pas poétique mais encore et surtout de ce qu'elle ne peut pas faire la poétique devant lui. Sans qu'elle s'en doute, elle lui en veut d'être le témoin de ses misères quotidiennes. Au réveil, la mauvaise haleine, la tignasse de clownesse ébouriffée et clocharde abrutie, et tout le reste, y compris peut-être l'huile de paraffine du soir ou les pruneaux. Dans le compagnonnage de la brosse dents et des pantoufles, elle se sent découronnée et elle en tient responsable le malheureux qui n'en peut mais. Par contre, quelle marche triomphale à cinq heures de l'après-midi lorsque, lessivée à fond avec mise en plis et sans pellicules, plus heureuse et non moins fière que la Victoire de Samothrace, elle va retrouver à larges Coulées son noble coliqueur clandestin, et elle chante des chorals de Bach, glorieuse de faire bientôt la sublime toute belle avec son intestineur, et en conséquence de se sentir princesse immaculée avec cette mise en plis si réussie.
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Pire lecture de ma vie : "Belle du seigneur" - J'ai besoin de vous en parler ! (Tiboudouboudou)
Voici mon avis ou plutôt ma critique sur "Belle du seigneur" d'Albert Cohen qui est pour moi un ouvrage dangereux, je peux officiellement dire que ça a été la pire lecture que j'ai jamais faite !
#booktube #livre
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