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Critique de audelagandre


« Suspicion(s) » d'Ophélie Cohen est un roman choral qui traite d'emprise et de manipulation lors de l'éclatement d'une famille. du « trio magique », il ne reste rien dès l'instant où Hugo quitte le domicile familial pour s'installer avec sa secrétaire devenue sa maîtresse. Il laisse derrière lui sa femme Rachel, profondément blessée, et son fils Aaron, chair de sa chair, prunelle de ses yeux. Si Ophélie Cohen choisit d'alterner les points de vue, elle décide également de naviguer dans le temps : une partie en 2000 pour raconter la séparation, le déchirement, et la haine, l'autre partie en 2002 lorsqu'intervient un autre personnage, Nathalie, brigadier-chef à la brigade des Mineurs et une toute fin en 2008.

« Suspicion(s) » commence le premier janvier 2000. Aaron reçoit en cadeau d'anniversaire un cahier qui deviendra son journal intime. Il a 10 ans lorsque son père décide de quitter la maison. « Aujourd'hui, j'ai dix ans. On devrait être heureux à dix ans. On devrait être insouciant à dix ans. Et puis, on devrait faire la fête le jour de ses dix ans. Rien de tout ça pour moi. Aujourd'hui j'ai dix ans, et ma vie vient de prendre son premier tournant. » Aaron est très proche de son papa, mais aussi de sa maman qu'il ne supporte pas de voir triste ou en larmes. Se retrouver coincé entre les deux devient bien malgré lui le nouveau rôle de sa vie, et cette situation lui pèse énormément. Comme tous les enfants de parents séparés, il comprend très vite que raconter ce qui se passe dans « l'autre famille » devient un sujet tabou susceptible de déclencher des crises homériques. Il ne peut pas non plus s'autoriser à aimer Marie, la nouvelle compagne de son père. Ce serait trahir sa mère… Alors, il élude, déforme la vérité, ment… en toute innocence.

« Tu sais, Journal, j'ai hâte d'être un adulte. C'est difficile d'être un enfant parce qu'il faut toujours être parfait pour les grands. Ils le voient pas, mais on s'applique toujours à être comme ils veulent qu'on soit.

Polis et bien élevés. Mais le sont-ils, eux ? Ceux qui nous donnent des leçons ? Entre maman qui traite Marie de pute et papa qui… Papa qui me donne plus de nouvelles et qui me manque. Dis-moi, cher Journal, pourquoi je me sens déchiré entre mes parents ? »

Il suffisait d'un micro-évènement pour que « Suspicion(s) » devienne le théâtre d'une guerre sans merci, un geste simple effectué par le père pour soigner son enfant qui a des irritations sous les fesses dues à un mauvais séchage après la douche. La mère saisit la balle au bond pour proférer à son encontre de terribles accusations. La machine est lancée. Les choses vont loin, très loin, entre les accusations de l'un et les tentatives de défense de l'autre. Et au milieu de cette terrible bataille, un gamin qui aime ses deux parents, et voudrait les voir à parts égales. À dix ans, on ne voit pas le mal se profiler, on ne sait pas ce que les adultes sont capables d'entreprendre pour faire du mal à celui qui a été un jour, son conjoint, on n'a aucune idée des armes qui peuvent être dégainées. Alors, pour continuer à être aimé, pour éviter de voir maman pleurer, on se plie à une vengeance que l'on croit sans conséquences. « J'avais dépassé ma peur et tout bien fait comme c'était prévu. Maman allait être fière de moi. J'espérais juste que papa m'en voudrait pas trop d'avoir raconté cette histoire de crème devant la caméra. »

« Suspicion(s) » est le reflet d'une réalité vécue dans le cadre d'une activité professionnelle : Ophélie Cohen, fonctionnaire de police a connu dans des histoires sordides de cette nature. Son roman est d'un réalisme terrifiant, et si, vous avez vécu un divorce difficile, vous n'aurez aucune peine à imaginer jusqu'où l'autre est prêt à aller pour avoir le dernier mot. « Suspicion(s) » renvoie à la réalité d'un métier ardu où il faut entendre la parole de l'enfant, tout en mesurant le poids des manipulations dont il a pu être l'objet. La création de son personnage de Nathalie met en lumière la difficulté d'exercer cette mission. Impossible de ne pas s'impliquer émotionnellement, impossible de laisser son travail aux portes du domicile familial, impossible de ne pas s'épuiser face à un système où les moyens mis en oeuvre sont trop faibles pour permette de protéger et secourir tout le monde, « pro patria vigilant ». « Des personnes qui comptent sur nous et qui ont du mal à comprendre qu'on doive faire des choix. Et puis, il y a la frustration.

La nôtre. Et notre impossibilité de traiter chaque affaire en temps réel. C'est ce que j'ai le plus de mal à accepter au quotidien. Si je me sens utile, je sais aussi que je ne peux pas être partout, ni conduire toutes les enquêtes en même temps. Je dois prioriser. C'est horrible de dire ça, mais c'est un fait. Je dois prioriser les dangers, prioriser la douleur, prioriser les victimes selon leurs âges et leur capacité à subir encore, pendant quelque temps. C'est un verbe très à la mode chez nous… »

« Suspicion(s) » c'est d'abord la force des personnages. Une empathie immédiate pour ce gosse qui ne voit pas les catastrophes arriver. Une compassion pour un père qui, même s'il trompe sa femme, puis la quitte, crève de ne pas voir son fils et d'être accusé de choses effroyables. Un attendrissement au début, puis une haine féroce contre la mère qui dépassent toutes les limites de l'acceptable en faisant de son fils une marionnette sans envisager une seule seconde les conséquences dévastatrices que subira son fils dans sa construction personnelle. Car, ce qui est vraiment très réussi dans le roman d'Ophélie Cohen c'est sa capacité à montrer l'évolution du petit Aaron. D'un amour inconditionnel pour le père, il passe à l'indifférence obligée comme méthode de protection, puis au désamour le plus total, finalement convaincu par les accusations proférées par la mère. « Cher Journal, Ça y est, j'aime plus mon père. Je le sais parce qu'il me manque plus. de toute façon, comme maman me l'a répété trente-six fois, il m'a abandonné pour choisir Marie. Il fallait juste que je l'accepte, même si ça a pas été facile. Depuis que je l'aime plus, je repense à ce qu'il m'a fait. C'est vrai que c'était pas très normal de me mettre de la crème aux fesses, j'étais assez grand pour le faire tout seul. » Passé cette phase où sa personnalité est totalement déconstruite, il se reconstruit sur un champ de ruines en créant avec sa mère des liens qui sont tout sauf sains. « Nulle femme ne pourra prendre la place de celle qui a voué sa vie à m'aimer, me chérir, me protéger. » de quoi avoir des sueurs froides quand Rachel affirme « Nous sommes un vieux couple, aux habitudes bien réglées. »… Psychologiquement, « Suspicion(s) » est très réussi et l'on sent l'expertise du fonctionnaire de police et de la mère derrière l'auteure.

Au-delà de cette histoire épouvantable et de ces trois personnages, j'ai beaucoup aimé Nathalie, brigadier-chef à la brigade des Mineurs, en charge d'une enquête suite à la découverte d'un corps. Ophélie Cohen nous propulse dans les arcanes moraux et émotionnels d'un métier complexe, sombre et très éprouvant. le manque de moyens « Mais bon, tant que la sécurité publique sera le parent pauvre de notre ministère, ça ne changera pas. Adaptage, mot inventé rien que pour nous. Un bon policier sait s'adapter à toutes les situations. Enfin, il essaie. », la pression morale « En brigade des mineurs, nous perdons, au fil des années, des morceaux de nous. Ils se décrochent peu à peu, à chaque crime, chaque gifle, chaque victime qu'on n'a pas pu aider. Nous, les flics, on se délite avec le temps. Et même si on tient bon, à la fin, demeurent les pleurs et les cris qui hantent nos nuits. », le sentiment d'impuissance « À quoi bon ? Il y aura toujours des violeurs, des meurtriers, des hommes et des femmes violents. On en coffre un et dix autres surgissent des bois. », les dommages irréversibles sur les existences « Ce métier use l'envie, effiloche la foi en nos institutions. Il pervertit notre regard sur le monde et notre rapport aux autres. »

« Suspicion(s) » est un roman extrêmement fort en émotions et en empathie qui met en exergue l'instrumentalisation d'un enfant tant et si bien qu'il finit par croire que les paroles de sa mère sont la vérité. le récit témoigne également de la souffrance des hommes séparés de leurs enfants lors de divorces abjects où tous les coups sont permis au détriment de l'enfant. « Je ne comprends pas que des personnes qui se sont aimées au point de faire des enfants ensemble, finissent par se déchirer. Prêts à tout pour se venger de l'autre, y compris détruire le fruit de leur amour. Des petits êtres qui n'ont rien demandé et qui seront marqués à vie. » J'ai beaucoup aimé comment Ophélie Cohen a décidé de terminer son roman, même si je me suis posé énormément de questions sur les répercussions de ce qu'elle y dévoile. Si d'aventure vous avez décidé de divorcer, pensez à vos gosses. C'est cela le message du livre.
Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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