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Critique de LetCo


Quand la Terre devient Mer
Une fable éco-marine qui revisite le déluge et ses conséquences

⚓ le fond de l'histoire : un fond au pied marin

Nous sommes en mer, « la Mer-océane », une eau qui recouvre presque totalement la Terre depuis qu'un événement s'est produit, « l'Inondoir » où « toute la flotte contenue dans la terre s'est retrouvée d'un coup sur la terre ».

« Un océan de paix ? Mon cul ». Quelques îlots ont conservé leur tête hors de l'eau sur lesquels vivent les « Pousse-cailloux » qui défendent violemment leur territoire. « Pas de terre sans guerre », aucune entente n'est possible entre marins et terriens, c'est tempétueux, houleux... Tous sont « cruels au-dehors et pires en dedans ».

Au départ du récit, nous sommes à bord d'un « vieux cargo mâté », le Ghost. « Un vieux rafiot guenipeux » où naissent, vivent ou plutôt survivent femmes, enfants, marins. « On compte un mouflet par adulte et encore un autre en rabiot, pour remplacer les ceusses qui calanchent ». Quant aux femmes, comme les hommes, « elles deviennent plus grêles et plus courbes que des clous de taquier ». Nous sommes au « Pays-de-mer », nous sommes « Les Fruits-de-mer  […] on vit toujours penchés comme des virgules, on naît avec une béquille plus brève que l'autre, le cintre en biais et la cheminée coudée pour corriger les idées droites. On vire ou on empanne contre la gîte mais on tient la bulle au zéro du niveau, constamment tiraillés entre l'envie d'avoir vite et le désir d'avoir plus ».

Une dispute éclate opposant un moussaillon, Petit-Roux, et sa mère Câline au reste de l'équipage qui veut son dû, un peu de viande, car Câline vient de mourir. Telle est la loi sur le cargo. « La Loi est dure, mais c'est la Loi ». Bravant les interdits, Petit-Roux décide de s'enfuir afin de mettre sa mère en terre. Ce sera l'odyssée contée dans ce roman.

A travers ce récit, l'auteur évoque les enjeux du changement climatique et de la montée des eaux, les conséquences d'un tel changement avec les conflits et difficultés qui l'accompagnent, les modifications profondes du fonctionnement des vivants sur cette planète. Cela porte à la réflexion, au-delà du plaisir à lire son oeuvre.

Mais si le fond du roman, un conte fantastique offrant plusieurs niveaux de lecture, est déjà une belle découverte, la forme est une prouesse qui emporte le lecteur dans une déferlante de mots qui n'appartiennent qu'à une seule langue, celle de l'auteur.

« Vous êtes toujours là ? Vous aimeriez que j'aille plus vite j'imagine, que je vous torche l'épisode du Ghost en deux coups de cuillère à pot. Et puis quoi ? Ce qui vous intéresse finalement, […] c'est toujours ce qui vient plutôt que ce qui est advenu – à parier que vous couleriez dix navires juste pour savoir si l'onzième flotte. Minute, papillotes, mieux vaut chaperonner ses voiles avant de connaître ce que va faire la brise, comme on dit par ici ».

⚓⚓ La forme du récit : un soliloque dans une langue unique

La narration prend la forme d'une déposition devant le « tribunal de Culs-terreux », celle de Blaquet, « simple gargouillot du Ghost », qu'il « verse tout de gob, le chalut complet » alors qu'il est sommé de s'expliquer par les Pousse-cailloux sur ce qui s'est passé avant « le Sacrilège, l'inqualifiable Profanation de cette pseudo-Terre sainte – un bout de caillou, en vérité, un vulgaire mamelon fait de glaise et de gravillons », « le jardin interdit » où Petit-Roux a posé le pied pour y tenir la promesse murmurée à sa mère, celle de l'enterrer dignement.

Le narrateur s'adresse parfois au lecteur pour le questionner, le prendre à parti. C'est vivant, cela oblige à se rapprocher de quelques pieds, pas trop quand même car « un pied de plus et ça mord ». Vous avez envie de lui livrer vos pensées, mais il ne vous en laisse pas le temps. Il enchaîne aussitôt avec les siennes, abondantes, vous entraînant à la suite de Petit-Roux et Câline tout en vous poussant à la réflexion. Il poursuit son récit au gré des flots, remuants le plus souvent mais sans jamais vous donner la nausée. Au contraire, vous en redemandez.

La langue est vivante, précise, entre argot, langage maritime, jeux de mots et calembours. Elle possède un peu des dialogues d'Audiard, mais à la puissance 10. Les mots et phrases sont manipulés, tournicotés, façonnés, virevoltant comme des feux follets. Car c'est un soliloque un peu déjanté, mais qui se tient tout du long. Une régalade pour l'amoureuse que je suis des mots dans leur usage le plus amusant.

⚓⚓⚓ le mot de la fin...

Standing ovation pour la couverture du livre au format allongé typique des éditions Actes Sud. Car, dans son bel habit, cet ouvrage m'a fait de l'oeil sitôt arrivée à l'étage des romans de ma médiathèque, mis en avant sur un présentoir dès l'entrée ! Elles savent s'y prendre toutes ces médiathècaires pour attraper le poisson :) Mon regard s'est arrêté de suite, « la rétine figée » sur les couleurs et formes émergeant de cet « étraves », mes « grosses loupes de hareng ébahi d'être pris à la ligne, sans le piquant de l'hameçon ni le garrot du trémail qui décolle les branchies ». L'illustration est signée Eyvind Earle, il s'agit de « Fog Light » dont on voit la moitié de l'oeuvre, la partie ouest. Captivante, onirique, c'est un excellent choix de l'auteur, une belle invitation au voyage qu'il propose.

Ce livre est génial, il s'est érigé sur mon chemin comme une évidence et c'est un immense coup de coeur.

C'est à regret que je quitte maintenant Blaquet, les matafs, « la chefferie » et « toutes ces choses qui flottent avec la vieillerie sur les courants marins » ainsi que les Pousse-cailloux afin de retrouver ma Terre avant le déluge. Je reviens dans le passé pour y retrouver mon présent, mais avec cette lecture en plus « flanquée dans la bretelle ». Calot l'artiste, chapeau bas monsieur Coher pour cette performance littéraire. Une lecture inoubliable !

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