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Critique de JustAWord


Si l'on continue à chercher des romans d'imaginaire planqué en littérature générale, celui de Diane Cook semble évidemment concerné.
Premier roman de cette autrice américaine sélectionnée pour le Booker Prize 2020, Dans l'État Sauvage est un petit pavé de près de 500 pages publié chez Gaïa Éditions (devenues depuis 2020 une marque des éditions Actes Sud) et traduit par Marie Chabin. Si la romancière y retrouve son amour pour la Nature et ses méandres, c'est surtout un roman bourré d'éléments science-fictifs…et même fantasy !

La Nature, sans masque
Dans l'État Sauvage commence sur des bases cryptiques.
Nous sommes dans une sorte de réserve appelé « l'État Sauvage » et une vingtaine de personnes, hommes, femmes et même enfants survivent sous la forme d'une « Communauté » nomade encadrée par les lois d'une Administration obscure et contrôlé par des Rangers tout-puissants.
Parmi cette Communauté, nous suivons plus particulièrement Agnès et sa mère Béatrice. C'est d'ailleurs avec l'accouchement de sa seconde fille mort-née que s'ouvre le roman annonçant directement la couleur au lecteur : ce récit n'est pas celui d'une vision idyllique du retour à la Nature mais la confrontation brutale avec le réel. On apprend rapidement que des vingt pionniers du début, il n'en reste qu'une poignée et que les morts violentes se poursuivent inlassablement, qui par un cougar qui par un tronc d'arbre transbahuté par un cours d'eau. L'État Sauvage ne fait pas de cadeau et le retour forcé à une condition que d'aucun qualifieraient rapidement de primitive ne fait qu'alourdir le poids qui repose sur les épaules de Béa.
Mais Béa n'est pas venue dans l'État Sauvage sans raison. Elle a quitté la Ville — un ensemble urbain hyperdense en pleine déliquescence où les humains vivent empilés et souffreteux sur un fond bétonné aussi froid que désespérant — pour sauver sa petite fille, Agnès. Celle-ci est atteinte d'une maladie qui semble provenir de la pollution qui règne dans la Ville. Fatigués de voir leur fille agoniser lentement dans un univers qui ne lui offre aucune porte de sortie et où la médecine est déjà morte depuis longtemps, Béatrice et son mari, Glen, font un choix radical : celui de tout quitter pour l'État Sauvage en espérant sauver leur enfant. Si cette décision se révèle payante et si Agnès bénéficie grandement de ce changement d'atmosphère, les conséquences sur son mode de vie et sur son développement psychologique s'avèrent bien plus profondes qu'escomptées. Il est en effet très différent de vivre dans le « confort » de la modernité et de devoir lutter tous les jours pour manger et respirer que d'habiter un espace policé et encadré.
Diane Cook n'est pas une idéaliste. Elle livre avec Dans l'État Sauvage un récit de nature-writing qui ne fait rien pour donner envie d'aller rejoindre ses héroïnes. La Nature est ici imprévisible et cruelle, elle ne fait pas de cadeaux et les hommes doivent s'adapter ou mourir. Pour autant, le roman trouve un équilibre en comparant la difficulté de ce mode de vie à celui que constitue celui de l'homme moderne dans une société bétonnée, surpeuplée, où l'on n'est jamais sûr de manger à sa faim et où le seul réconfort provient d'un matelas ou du chauffage !
La critique livrée par Diane Cook vis-à-vis de la société moderne est évidente et maligne, toujours fine et nuancée et ne laisse jamais un certain militantisme écologique bas du front prendre le dessus sur une intrigue qui sait rester focaliser sur le noyau dur de l'aventure : la relation entre Agnès et Béatrice.

D'une mère à sa fille
Car avant d'être un roman sur la Nature et ses dangers, sur la tentation de fuir l'asphyxie de la Ville pour le grand air de la forêt, Dans l'État Sauvage est le récit d'une mère qui sacrifie tout ce qu'elle a pour la survie de son enfant et pour lui permettre de s'adapter à un monde qu'elle sait impitoyable.
Après quelques chapitres, le récit change de narratrice et délaisse Béatrice pour Agnès, marquant la passation de génération mais permettant aussi un autre angle d'attaque à Diane Cook lorsqu'il s'agit de décortiquer l'esprit enfantin puis adolescent d'Agnès.
En suivant les réflexions intimes de la petite fille, l'autrice exprime toute la complexité de la relation mère-enfant, du jugement d'une enfant encore incapable de comprendre les actes et les sentiments d'une mère jusqu'à ce qu'elle devienne à son tour responsable d'un petit être fragile.
Fragile, Agnès ne l'est rapidement plus, elle grandit, s'adapte à son environnement, tient davantage de l'instinct animal que de la cruauté humaine sophistiquée, analyse les choses qui l'entourent avec un réalisme froid avant de (re)découvrir ses propres sentiments humains avec une lucidité qui fait parfois froid dans le dos.
Dans l'État Sauvage permet également d'offrir un vrai laboratoire humain à partir de cette communauté restreinte en analysant les rapports de force, la possibilité d'une démocratie dans les artifices de la modernité, la nécessité du pouvoir et ce qu'il fait aux hommes et femmes qui le possèdent. C'est aussi la façon d'acquérir du pouvoir qui intéresse Diane Cook, entre la brutale ascension de Carl qui semble naît pour s'imposer et la ruse de Béatrice qui sacrifie une partie d'elle-même pour asseoir son influence et protéger les siens.
Glen, le père adoptif d'Agnès et mari de Béa, illustre assez bien cet homme bon et idéal qui ne vaut rien une fois que l'on revient à un système où le principe naturel prévaut. Pour autant, Glen n'est pas un être pitoyable, il est juste dépassé, obsolète…mais diablement émouvant dans cette faiblesse toute humaine qui le caractérise. Au fil des pages, Agnès s'affirme et grandit, comprenant davantage de sa mère et de ses parents, luttant entre haine et amour pour cette figure tutélaire qui lui a tout donné et qui continue, même quand elle n'est pas là, à alimenter son être. Diane Cook tire certainement un peu à la ligne à force d'explorer encore et encore cette thématique mais elle touche cependant au plus juste de ce sentiment ambivalent que tous les enfants rencontrent un jour ou l'autre face à leur propre parent, un sentiment qu'ils doivent dépasser pour devenir adultes à leur tour et couper les liens.

Mélange des genres
Revenons pour finir sur le curieux background qui entoure Agnès, Béatrice, Carl, Glen et tous les autres. Dans l'État Sauvage repose sur des bases science-fictives dans un monde à mi-chemin entre le genre post-apocalyptique et celui de la dystopie pure et dure. On y entrevoit un univers surpeuplé et bouffé par la surpopulation, où les rats ont envahi certaines parties de la Ville. Une Ville dans laquelle on crève désormais dans l'indifférence générale ou presque, où les médecins sont tellement rares qu'il en deviennent quasiment inaccessibles, où l'on découpe les zones selon l'activité qui y domine (Les Raffineries, Les Usines…) et où la Nature Sauvage semble bien fragile par rapport à un univers de béton qui craque et duquel pas mal de gens rêvent de s'enfuir.
Diane Cook nous parle d'une nébuleuse Administration aussi impitoyable qu'incompréhensible avec ses Rangers, des agents de l'ordre tout aussi cruels et aveugles aux souffrances des autres que la Nature elle-même. La dystopie guette et entre parfois en collision avec un autre genre plus inattendu, une certaine fantasy, voire une certaine mythologie. En effet, Diane Cook utilise des éléments de langage qui tourne autour du mythique, du fabuleux, de la fantasy. de cette « Communauté » sans cesse en mouvements à la recherche d'un nouvel espoir à ces lieux métaphoriques que l'on ne connaît que par leurs noms génériques en passant par ces gamins aux noms évocateurs tels que Pomme de Pin ou Fougère. Dans l'État Sauvage, la Communauté a ses totems, sa « Marmite en fonte », sa « Besace à Livres » et autres cordes et couteaux quasiment sacrés. de grands méchants rôdent aux alentours, le Ranger devient une figure quasiment surnaturelle, maléfique, celle d'un ordre intangible auquel il est impossible de se soustraire. On y croise des endroits maudits tels que cette Rivière empoisonnée et cette mystérieuse Caldera.
Le roman de Diane Cook ne se laisse pas enfermer dans une case littéraire précise, semble s'adapter à son propos comme ses personnages à leur environnement. On en ressort avec un sentiment étrange, celui d'arpenter un récit hautement symbolique et intemporel, un récit qui ne s'embarrasse pas de fioritures ou d'idéalisme mais qui permet d'éprouver et sentir, parfois bêtes parfois hommes.

Singulier roman, Dans l'État Sauvage nous fait pénétrer dans un monde de symboles, quelque part entre la dystopie et la fable cruelle, laissant le soin au lecteur d'en tirer une morale, si morale il y a… Diane Cook construit deux personnages féminins troublants et fascinants qui évoluent au gré des pertes et des épreuves, confrontées à une Nature qui n'a rien de romantique et à un univers moderne étouffant et désespérant.
Lien : https://justaword.fr/dans-l%..
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