Son père préférait les demeures de modestes proportions, de craintes de se voir éconduire par un domestique. Les faits avaient prouvé qu’il ne se trompait pas. Le perron s’était avéré le lieu le plus favorable aux transactions, car la maîtresse de maison pouvait à la fois se défaire de ses anciens effets tout en montrant aux voisines qu’elle avait les moyens de les remplacer.
- Tu as deux visages Aggie. Le premier est injuste, amer comme le fiel.
- Parle-moi plutôt du second.
- Je commence à me demander s’il existe vraiment.
L’expérience lui avait appris que les pauvres n’aiment guère voir l’un des leurs s’enrichir.
- On ne fait jamais la vaisselle dans cette baraque, tu ne le savais pas ? On souffle juste sur les assiettes.
Un large sourire illumina les traits de Millie.
- Oh, Ben, tu me taquines encore, n’est-ce pas ?
- Eh bien, tu sembles bien t’y connaître en plaisanteries, jeune madame. Bon, tu n’as qu’à aller mettre ton assiette dans l’évier. Seigneur, j’allais oublier : ta fourchette aussi. Et ton couteau, naturellement.
- Je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi, Aggie. Depuis que je te connais, je ne t’ai jamais souhaité de mal. Au contraire, je ne t’ai voulu que du bien. Mais en ce moment même, je ne sais pas ce qui me retient d’écraser mon poing sur ta figure. Oh, pas parce que tu as deviné mes sentiments vis-à-vis de Millie, non. Tu m’as humilié. Aujourd’hui, grâce à toi, je me sens plus bas que terre.
- Madame Agnès Winkowski, vous êtes une créature bien compliquée, dit-elle finalement.
- Vraiment ?
- Oui, c’est pourquoi je vous aime. Oh, je sais, vous détestez ce mot, mais je ne me lasserai jamais de vous le répéter. Je vous aime Agnès Winkowski !
- On ne peut pas lui dire merci, hein ? Elle n’accepte aucune marque d’affection ?
Ben lui enlaça les épaules, puis, se rappelant combien avait couté la robe, il retira rapidement son bras.
- Ne t’inquiète pas, répondit-il doucement. C’est sa façon de se protéger. Si elle était restée une minute de plus, elle aurait fondu en larmes. Tu n’as donc pas compris que tu es tout pour elle ? Tout : le soleil qui se lève chaque matin, la lune qui règne au firmament de la nuit, chaque chose qui existe entre eux dans l’univers…
Millie lui sourit.
- Comme c’est bien dit. Tu l’as lu quelque part ?
- Non. C’est sorti de mon esprit.
- Lui m’a saluée d’un drôle de nom… Ah, cela me revient. Un nom qui avait à voir avec les chiffons.
- Quel nom ?
- Attendez… Quelque chose comme « Salut, la nymphe en guenilles ».
- Il a dit… nymphe ? s’étonna la fripière, tandis que Ben fronçait les sourcils d’un air interrogateur.
- Oui. Une nymphe est une fée qui vit dans les bois et danse au clair de lune.