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Critique de ulysse13003


Louis-François Pinagot : "un Jean Valjean qui n'aurait pas volé de pain". C'est parce que ce sabotier analphabète de l'Orne n'a laissé aucune trace dans L Histoire que Alain Corbin décide de le faire revivre dans ce livre aussi instructif qu'émouvant. Pourquoi l'Orne ? Parce que l'historien a une connaissance intime de ce département. Pourquoi Pinagot, et pas un autre nom qui figure sur l'état civil ? Parce qu'il a une vie suffisamment longue (78 ans) pour rendre ce travail intéressant.
Dans un parcours en 10 chapitres, Corbin reconstitue le microcosme géographique, le contexte politique, familial, l'univers mental dans lesquels le sabotier a vécu.
Dans l'espace d'une vie (chapitre 1), nous découvrons une Normandie très différente de l'image d'Epinal que nous avons aujourd'hui, un terre encore massivement consacrée à la culture céréalière, même si le bocage y est déjà présent. Pinagot appartient cependant au monde des confins, des bois, un monde plus marginal que celui des cultivateurs.
Bien qu'il appartienne à la fraction la plus pauvre de sa commune, et qu'il fasse partie un temps des "indigents" exemptés de certaines taxes, on vit longtemps dans sa famille, souvent au-delà de 70 ans. L'Orne n'est pas un pays de régime autoritaire où l'aîné hérite seul du patrimoine familial. Les écarts de richesse au sein de sa parentèle et ses relations amicales sont faibles (chap.3). En dépit de la loi Guizot (1833) qui imposait aux communes l'entretien d'une école primaire, l'analphabétisme reste très prégnant dans le monde rural auquel appartient Pinagot : les petites communes n'ont pas toujours les moyens de payer un instituteur et le paiement des frais de scolarité reste à la charge des familles (chap.4).
Les sabotiers se marient souvent à des fileuses, remplacées de plus en plus par des gantières qui travaillent pour des marchands-fabricants (chap.5). Les "arrangements" (contrats oraux) donnent souvent lieu à des litiges : dans la forêt, les vols de bois - bois de chauffage ou bois d'oeuvre - sont fréquents et les gardes forestiers doivent redoubler de vigilance et d'astuce pour démasquer les coupables. Les amendes peuvent s'élever pour certaines familles à plusieurs mois de salaire ! (chap.6).
Dans "le passé décomposé" (chap.7) et "les invasions" (chap.8), Alain Corbin reconstitue les représentations du passé d'Alain-François Pinagot. Si l'Orne a été moins directement touché que d'autres départements de l'Ouest par la chouannerie, les communes ont pâti néanmoins de la guerre civile et des déprédations commises par les légions de chouans et les armées républicaines. Les deux invasions prussiennes (1815 et 1870-1871) sont restées également dans les mémoires car elles ont donné lieu à des réquisitions de vivres, des pillages de linge, d'argenterie, et des tributs de guerre qui ont pesé lourdement sur les finances des communes.
Dans les deux premiers tiers du 19ème siècle, les crises frumentaires sont encore légion et donnent lieu à des attaques de convois de céréales, la constitution de barricades (1828-1832, 1839...). Les "indigents" constituent dans certaines communes jusqu'à un quart de la population de certains hameaux ou communes. Il faut attendre les premières années du Second Empire pour que la mendicité dans le département recule de façon sensible.
C'est à cette époque que Louis-François Pinagot peut acquérir une petite maison à deux ouvertures et sortir de la classe des indigents.
Quelles furent les convictions politiques de Pinagot ? Comment sa citoyenneté s'est-elle construite ? Difficile de l'estimer. Au moment de la Restauration, les fêtes de souveraineté (où l'on commémore Louis XVI, le roi-martyr) sont présentes dans certaines communes. le premier scrutin auquel Pinagot a pu participer concerne l'élections des officiers et sous-officiers de la Garde nationale. Avant 1848, date de l'instauration du suffrage universel masculin, il ne peut pas voter comme le font certains membres de sa famille qui ont paient un cens suffisant pour le faire. Mais même après 1848, les sabotiers, à la différence des cultivateurs, utilisent peu le droit de vote. Il faut attendre la toute fin de l'Empire (1869) pour qu'une majorité de cette corporation l'utilise. Signe que l'enracinement de la République est tardif dans ce "pays".
Il faut attendre une pétition municipale de 1871 pour que Alain Corbin découvre pour la première fois la seule trace manuscrite, une croix malhabile, de la main de Alain-François Pinagot.
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