Heureux , oui mille fois heureux , celui qui jamais ne porta ses pas sur une terre étrangère !
Ainsi notre destinée, sur le fatal radeau, était d’être sans cesse ballotés entre des illusions passagères et des tourments continus
L’autre, M. Danglas, lieutenant, sortant des gardes-du-corps, s’était d’abord embarqué avec nous sur le radeau, où son poste était désigné ; mais lorsqu’il vit le danger qu’il courait sur cette effrayante machine, il se hâta de la quitter, sous prétexte qu’il avait oublié quelque chose sur la frégate, et ne reparut plus. Ce fut lui que nous vîmes s’armer d’une carabine et menacer de faire feu sur le canot du gouverneur lorsqu’il commença à s’éloigner de la frégate. Ce mouvement, et quelques autres démonstrations que l’on prit pour de la folie, manquèrent de lui coûter la vie ; car pendant qu’il se livrait ainsi à une sorte d’extravagance, le capitaine prit la fuite en l’abandonnant sur la frégate, parmi les soixante-trois hommes qu’il y laissa. Lorsqu’il se vit ainsi traité, M. Danglas donna décidément des marques du plus furieux désespoir. On fut obligé de l’empêcher d’attenter à ses jours ; il invoquait à grand cris la mort qu’il croyait inévitable au milieu de périls si imminens. Il est certain que si M. Espiau, qui avait déjà sa chaloupe pleine, ne fût point revenu prendre à bord de la frégate les quarante-six hommes, du nombre desquels fut M. Danglas, celui-ci eût pu avec tous ses compagnons ne pas éprouver un meilleur sort que les dix-sept qu’on laissa définitivement sur la Méduse.
Les infortunés que la mort avait épargnés dans la nuit désastreuse que nous venons de décrire se précipitèrent sur les cadavres dont le radeau était couvert, les coupèrent par tranches, et quelques-uns même les dévorèrent à l’instant. Beaucoup néanmoins ni touchèrent pas ; presque tous les officiers furent de ce nombre. Voyant que cette affreuse nourriture avait relevé les forces de ceux qui l’avaient employée, on proposa de la faire sécher pour la rendre un peu plus supportable au goût. Ceux qui eurent la force de s’en abstenir prirent une plus grande quantité de vin. Nous essayâmes de manger des baudriers de sabres et des gibernes ; nous parvînmes à en avaler quelques petits morceaux. Quelques-uns mangèrent du linge ; d’autres des cuirs de chapeaux sur lesquels il y avait un peu de graisse ou plutôt de crasse ; nous fûmes forcés d’abandonner ces derniers moyens. Un matelot tenta de manger des excrémens, mais il ne put y réussir.
Nous ne voulûmes point quitter cette ville , sans saluer la statue qu'on y a élevé en l'honneur de jeannes d'Arc, de cette fille extraordinaire à qui la monarchie dû autrefois son salut.
Il implique contradiction de demander du courage, de la générosité et ce dévouement qui commande à un cœur noble de se sacrifier pour son pays ou pour ses semblables, à des misérables, flétris, dégradés par la corruption, chez qui tout ressort moral est détruit ou éternellement comprimé par le poids de l’opprobre ineffaçable qui les rend étrangers à la patrie, qui les sépare à jamais des autres hommes.
Nous eûmes bientôt sur notre radeau une nouvelle preuve de l’impossibilité de compter sur la permanence d’aucun sentiment honnête dans le cœur de cette espèce.
Mais il fallait un moyen extrême pour soutenir notre malheureuse existence : nous frémissons d'horreur, en nous voyant obligés de retracer celui que nous mîmes en usage; nous sentons notre plume s'échapper de nos mains; un froid mortel glace tous nos membres et nos cheveux se hérissent sur nos fronts. Lecteurs ! nous vous en supplions, n'ayez pas pour des hommes déjà trop infortunés, un sentiment d'indignation; mais plaignez-les, et versez quelques larmes de pitié sur leur malheureux sort.
Ainsi notre destinée, sur le fatal radeau, était d'être sans cesse ballotés entre des illusions passagères et des tourments continus ; et nous n' éprouvions pas une sensation agréable qu'à l'instant même nous ne fussions en quelques sortes condamnés à l'expier par l'angoisse d'une nouvelle souffrance, par la douleur de l'espérance toujours trompée.