La Colère

Il examina la jeune femme. Ses lèvres tremblantes. Ses yeux qui n’arrêtaient pas de se déplacer de droite à gauche comme deux belettes enfermées dans une cage.

« J’ai essayé d’arrêter de l’aimer. Il y a eu une période où je pouvais même pas le regarder. Chaque fois que je posais les yeux sur lui, tout ce que je voyais, c’était lui en train de faire des saloperies avec un inconnu. Merde, désolé. Derek était pas un inconnu.

– T’en fais pas. Je comprends très bien, même si j’ai pas vécu tout à fait la même expérience. Moi, j’ai jamais voulu arrêter d’aimer Derek. Tout ce que je souhaitais, c’est qu’il soit normal. Il m’a fallu longtemps pour piger.

– Piger quoi ?

– Que c’était pas à moi de définir ce qui était normal ou pas. Et qu’on s’en foutait d’avec qui Derek passait la nuit, du moment qu’il se réveillait le lendemain. »

D’ailleurs, Ike considérait ce lieu comme un des derniers bastions où les Noirs n’avaient pas à s’excuser d’être noirs.

Mais la scène à laquelle il venait d’assister lui rappelait qu’il y avait aussi un côté beaucoup moins reluisant. Un côté dont il avait toujours connu l’existence, mais qu’il avait choisi d’ignorer : ces salons étaient souvent des endroits où circulaient les idées réactionnaires et complotistes. Pire, elles s’y trouvaient renforcées par l’effet de groupe. Alors, oui, il y avait parfois des gars comme Lavell pour nager à contre-courant mais, dans la plupart des cas, tout le monde se laissait porter par le flot de bêtise. Ces gens pensaient-ils vraiment que si on avait un fils homosexuel, c’était parce qu’on avait été un mauvais père ? Ike ne se considérait pas comme un grand malin, mais même lui savait que ses nombreux manquements n’avaient rien à voir avec la sexualité d’Isiah.

N’oublie pas qu’il y a six mois, tu aurais ri de bon cœur avec eux, songea-t-il. Mais ça, c’était avant qu’Isiah prenne une balle dans la tête. Avant qu’il se fasse abattre dans la rue comme un chien.

– On sait jamais que ce sera la dernière fois. Un jour, il est trop tard. Et à ce moment-là, on a juste envie de crever… 

Randy était sans activité. Il touchait une pension d’invalidité à la suite d’un accident de travail qu’Ike le soupçonnait très fortement d’avoir inventé de toutes pièces. Randy aimait bien décorer son jardin avec des drapeaux confédérés et des pancartes ornées de slogans libertariens. Et chaque fois qu’il en avait l’occasion, il pestait contre les immigrants, ces parasites qui vivaient aux crochets de la société. De toute évidence, l’ironie de la situation lui échappait.

« Cette violence est le reflet de tes craintes par rapport à ta propre masculinité, papa. En psychanalyse, on appelle ça la surcompensation. »

– Alors vous pensez que c’est plus simple d’être noir que d’être gay ? Il me semble que, quand tu débarques quelque part, personne peut deviner que t’es homo si tu vas pas le crier sur tous les toits. Moi, je suis noir partout. Je peux pas le cacher.

– C’est vrai, approuva Tex en triturant son torchon. Mais le fait que vous estimiez que moi, je devrais cacher qui je suis prouve que j’ai raison. Pour reprendre les mots de Martin Luther King : “Où qu’elle règne, l’injustice compromet partout ailleurs la justice.” »

Ike serra les dents et se rassit.

– Pourquoi tu l’appelles inspecteur Sushi ? demanda Ike, les sourcils froncés.

– Ben, pour déconner. Par rapport au fait qu’il est chinois.

– Je crois pas qu’il soit chinois. Et en plus, les sushis, c’est japonais. Vous, les Blancs, vous adorez vous foutre de la gueule des autres, mais il suffit qu’on vous dise qu’il manque quelques branches à votre arbre généalogique pour que vous sortiez le fusil.

– Pas moi, j’assume complètement d’avoir un oncle qu’est aussi mon cousin, rétorqua Buddy Lee avec un grand sourire. N’empêche, on peut plus rigoler. J’ai l’impression que depuis quelque temps, les gens sont tous devenus susceptibles.

– C’est pas qu’ils sont susceptibles. C’est juste qu’il y a une époque pas si lointaine où ils pouvaient pas protester sous peine de se retrouver pendus à un lampadaire par un de tes oncles-cousins. Aujourd’hui, ils sont libres de t’envoyer te faire foutre. 

– Non. D’une manière générale, on évite d’écrire des trucs qui risqueraient de nous faire tuer. Pour ça, le fait d’être noir et homo suffit largement.

– Est-ce que je récupère ton pick-up ? Parce que dans ce cas-là, avec plaisir ! s’exclama Buddy Lee avec un petit ricanement.

– Oui, oui, tu récupères le pick-up. Par contre, tu te fais aussi contrôler quatre ou cinq fois par mois, parce qu’il y a pas moyen qu’un négro comme toi puisse se payer une bagnole pareille, pas vrai ? Tu récupères le pick-up mais, dès que tu fous les pieds dans une bijouterie, y a le vigile qui te lâche pas d’une semelle parce qu’il pense que t’es juste là pour préparer un casse. Tu récupères le pick-up, mais toutes les petites vieilles que tu croises s’agrippent à leur sac à main parce qu’elles ont vu sur Fox News que ton seul objectif dans la vie était de les détrousser, voire de les violer. Tu récupères le pick-up, mais tu dois expliquer au cow-boy qui t’arrête que non, non, monsieur l’inspecteur, je vous jure que je ne refuse pas de coopérer. Tu récupères le pick-up mais tu te prends deux balles dans le dos parce que t’as fait la connerie de vouloir sortir ton portable de ta poche. »

Ike jeta un coup d’œil à Buddy Lee et ajouta :

« Alors, tu veux toujours qu’on échange nos places ? »