Lorsque j’étais éveillé, je n’arrivais pas à reconstituer les visages de mes parents et de ma sœur. C’étaient des formes ovales où je ne distinguais ni les yeux ornés de sourcils, ni la bouche, ni le nez. On aurait dit que la peau recouvrait la totalité de leur figure. Je reconnaissais seulement le chapeau de mon père et le serre-tête de ma sœur qui maintenait ses fins cheveux noirs derrière ses oreilles.
Il ne s’agissait pas de souffrir pour souffrir, mais de souffrir pour créer une existence nouvelle, pour que ma condition de déporté se manifeste ailleurs que dans mes pensées.
En regardant les espaces blancs entre les lignes, je songe à mes cicatrices, aux lignes de sang que mon grand-père a dessinées sur mon dos avec la règle en fer et qui sont les barreaux de ma prison intérieure (P. 75)
J'aurais été incapable d'expliquer à mon fils comment enfant, les sévices infligés par mon grand-père m'aidaient à retrouver le souvenir de mes parents et de ma sœur enfouis en moi. Chaque fois que je recevais un coup, je les faisais exister dans mon corps. Leurs visages surgissaient derrière mes yeux comme s'ils m'habitaient. J'étais heureux de souffrir pour pouvoir les comprendre, accéder à une infime partie de ce qu'ils avaient vécu. Je ne pouvais pas avouer à mon fils que, petit garçon, je me figurais que ce n'était pas mon grand-père qui déchargeait sa colère sur mon dos mais des nazis qui prenaient son apparence à la nuit tombée. J'aurais voulu les chasser de chez nous, leur parler en allemand avec fermeté pour qu'ils nous laissent tranquilles en imitant le salut nazi avec mon bras. Je redoutais plus plus que tout qu'ils finissent par blesser mon grand-père en me frappant (P. 107)
La lumière qui baignait mon visage contrastait avec l'obscurité dans laquelle je me plongeais pour entretenir l'intensité de mon malheur.
Plus que le hasard qui les avait amenés à se trouver ensemble au même endroit et au même instant, j'ai pensé qu'il avait dû exister à ce moment-là une disposition commune, un mélange de sensations trop indistinctes pour qu'ils aient pu en comprendre le sens, qui les avaient conduits à se regarder dans la vitre. Ils avaient dû se croiser dans un mouvement de flottement partagé.
J'ai regardé ses seins, ses fesse, et j'ai pensé que c'était une partie de moi à présent tellement j'avais été loin en elle, aussi loin qu'on puisse aller pour disparaître et s'oublier.
Si je commence à écrire Auschwitz-Birkenau sur la feuille, aujourd'hui encore, je suis obligé de raturer ces mots aussitôt jusqu'à percer le papier avec la pointe du stylo. Je sais que sans cela la peur va m'envahir, que je ne pourrai pas m'empêcher d'inscrire également le prénom de mes parents et de ma soeur. Les ratures finissent par recouvrir la feuille, effaçant la signature papa qui vous embrasse au bas de la lettre, et les phrases sans intérêt que j'ai mis de longues minutes à écrire. En regardant les espaces blancs entre les lignes, je songe à mes cicatrices, aux lignes de sang que mon grand-père a dessinées sur mon dos avec la règle en fer et qui sont les barreaux de ma prison intérieure. Parfois les ratures s'immiscent dans ma tête, ma vue est brouillée par des traits noirs qui tissent devant mes yeux des toiles d'araignée. Je dois fixer l'affiche du ghetto de Venise plusieurs secondes d'affilée avant qu'elle redevienne nette sur le papier peint.