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Critique de berni_29


La langue des choses cachées, c'est comme la douleur furieuse de plonger dans un autre monde, lorsque la présence des gens devient comme une écharde dans l'oeil.
Un jeune guérisseur est appelé par un prêtre pour venir dans un village coincé entre deux basses collines où les rues deviennent des labyrinthes, ce village s'appelle le Fond du Puits, il est venu soigner un enfant malade, dévoré par les fièvres dans cette chambre sombre comme un tombeau, c'est un enfant que personne n'a encore réussi à soigner, au chevet duquel son père veille. On appelle ce guérisseur en dernier recours parce qu'il comprend le feu qui dévore les corps, il connaît les gestes pour enlever ou y remettre ce feu.
Le jeune guérisseur aborde ce territoire avec des visions qui lui révèlent ce que d'autres ne voient pas ou ont oublié. Ici au détour du chemin il devine sur cet orbe aux branches majestueuses le visage placide de pendus, là sur cette grande table en bois censée servir des repas, gît encore le souvenir douloureux de femmes violées.
Il se retrouve brusquement en proie à un passé dévastateur entre deux familles, un passé que sa mère connaît, elle-même guérisseuse, c'est un passé qui ne passe pas, qui mêle des violences entre un homme et une femme.
Hypnotiques, bouillonnants, fiévreux sont les mots de ce court roman qui se déroule durant une seule nuit.
Ici on ne nomme pas les gens, ont dit le fils, la mère, le prêtre, l'enfant, l'homme aux épaules rouges, la femme qui tient un fusil...
Ce n'est pas ce jeune guérisseur qui aurait dû venir cette nuit-là, mais sa mère qui lui a transmis son pouvoir. Elle est désormais trop vieille pour l'accompagner, ce soir-là elle n'a pas trouvé la force de venir, alors son fils vient pour la première fois, doit s'émanciper de sa mère qui lui a tout appris sans qu'on sache comment, l'histoire ne le dit pas, il lui faut désormais apprendre à guérir par lui-même, en passant peut-être par d'autres procédures...
C'est en ce sens un roman initiatique, un roman d'apprentissage, mais le jeune guérisseur doit faire seul, il va accomplir la traversée de ce village en une seule nuit.
Il y a cette mère, la mère du jeune guérisseur, omnisciente dans le texte, bien qu'elle ne soit jamais là et c'est comme si elle devenait brusquement le personnage principal, surtout parce qu'elle n'est jamais là.
L'histoire va unir ses deux personnages, la mère et le fils, comme une une oscillation entre deux versants, dans cette mission presque divine dont ils sont investis et qui les unit dans la distance.
Le fils, personnage mutique, mais qui parle pourtant bien plus que la mère, - c'est dire, qui transgresse déjà le pouvoir par la mère qui lui avait ordonné de ne jamais parler, faire mais ne jamais dire. Apprendre la langue des choses cachées, c'est apprendre à se taire.
La parole est vaine et en même temps parle de chemins nouveaux.
Chaque lecteur peut voir ici, prendre un peu ce qu'il veut, métaphore de l'apaisement et du soin, de la mort et de la vengeance, du chagrin éternel qui unit le malheur des hommes.
Le plus important ce sont les actes de la mère et du fils, qu'on ne comprend pas et parce qu'on ne les comprend pas, on y croit plus que jamais. Ainsi, ce récit ressemble à un conte.
J'ai ressenti la crasse immonde d'un lieu en tournant les premières pages, l'innommable, la noirceur de l'humanité, des maisons qui chuchotent, des hurlements derrière les portes, c'est un lieu habité par des âmes en souffrance.
Oserais-je dire que le lieu est important dans la narration de ce récit ?
Le paysage, les endroits, sont des éléments fondateurs dans l'oeuvre romanesque de Cécile Coulon, pour ceux qui la connaissent un peu. Ici c'est un lieu habité par des personnages eux-mêmes habités par ce lieu. Prisonniers aussi...
Je crois volontiers Cécile Coulon un peu magicienne, un peu sorcière, capable de percer le ventre d'un texte de ses doigts de fée, d'aller chercher dans la lie poisseuse des mots les entrailles de l'âme humaine, de les porter dans la lumière du jour, de les métamorphoser par une alchimie dont elle a seule le secret, en une poésie baroque, intemporelle.
Raconter quelque chose qu'on ne peut pas dire, pas nommer explicitement, ne pas pouvoir en décrire les gestes, ni peindre les visages, encore moins les sentiments... La langue des choses cachées ne passent pas par des mots. le langage peine à raconter ce qui se passe ici.
Cécile Coulon est allée chercher dans ces personnages la noirceur profonde, pour dire à quel point ce fils est vital pour le village, mais à quel point ce village est vital pour le fils.
Comment voir, débusquer, démasquer ce qui n'est pas dit ?
C'est alors qu'il faut se servir d'un autre langage, celui du regard, des gestes, ce qui est dérobé, ce qui est invisible, ce qui se terre dans l'envers du décor.
La noirceur conduit le destin des hommes, elle se veut ici cathartique dans les gestes d'un jeune guérisseur dont les mains savent enlever ou laisser le feu dans un corps en souffrance/
La toute fin de ce roman envoûtant qui m'a embrasé est totalement sidérante, impossible de l'oublier ni par les mots ni par les images, ni par ce qu'elle produit dans le creux du ventre, ni par le chemin qui nous permet de nous échapper dans ce labyrinthe de rues.

« C'est ainsi que vient la mort, nous l'accueillons avec des bras pleins de fleurs, des yeux pleins de larmes, surpris qu'elle nous connaisse si bien, et qu'elle éveille en nous des amours plus fortes que la vie elle-même. »
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