Citations sur La mémoire sous les vagues (18)
Ce n’est pas l’absence qui ronge, c’est l’incertitude. Regardez autour de vous tous ces gens qui cherchent leur famille, qui oscillent entre espoir et désespoir. L’affirmation de la mort vient parfois comme une délivrance pour eux, ils peuvent commencer leur deuil. Pour ceux qui retrouvent des vivants, chaque jour à venir sera une fête.
Du temps où la Yougoslavie de mon enfance se démembrait en anciennes régions gommées par Tito, où se déchiraient les villages autour d'un pont, où chrétiens et musulmans, autrefois voisins, parfois cousins, s'entretuaient. Où la belle Sarajevo n'était plus que lèpre d'éclats d'obus et refuge pour snipers embusqués. Je me suis offert un baptême du feu à bourlinguer sur les routes pilonnées de Bosnie, de Croatie. J'ai survécu au siège de Dubrovnik. Ce feu m'a dévorée de l'intérieur en brûlant mes rétines de tant d'horreurs et de misère imprimées sur des kilomètres de pellicules. En quelques semaines, il a consumé mon innocence, mes velléités de renommée, changé à jamais mon regard. Je n'ai plus depuis lors pris une seule photo montrant la mort, la guerre, la destruction. Je suis devenue photographe du beau et de la créativité. De l'étonnement à l'émerveillement. Je veux admirer le monde, rendre témoignage des modes de vie, de l'art, de l'inventivité des hommes.
Les chemins de traverse peuvent aussi conduire à la bonne destination. Aie confiance, lâche prise.
Les maires des villes et villages frappés dénoncent les procédures, l’incapacité des administrations à parer à l’urgence, à écarter des tracasseries de règlements pour activer les aides. Il faut pouvoir improviser. Or, l’improvisation, qui chamboule la hiérarchie, l’ordre établi, est haïe des Japonais. C’est l’esthétique même de l’organisation qui est alors compromise. C’est là que réside leur limite, anéantissant l’efficacité de la réponse à une crise majeure.
"En vérité, nous soupçonnons parfois notre mémoire d'enchanter faussement le passé, alors qu'elle est fidèle à ce qui fut, et que seules sont trompeuses les mélancolies qui nous font douter d'elle."
Henri Gougaud
Je ne crois pas qu’au soir de sa vie se retourner sur son parcours et les êtres croisés puisse être néfaste à l’adieu. Le chemin parcouru nous forge et les rencontres sont tantôt ses écueils tantôt ses balises lumineuses, des voies sans issue autant que des boussoles.
Un rescapé m’a dit ce soir : la nature donne, elle nous nourrit, mais nous ne sommes pas reconnaissants, alors elle reprend.
Tu es libre de choisir la colère et la rébellion contre l'injustice. C'est le choix que font la plupart des gens. Mais elles ne guérissent rien. Alors que choisir d'aimer, c'est, comme l'a dit u, ami prêtre "lutter contre la pesanteur pour se faire transparent à la grâce" !
La première chose que je fais, au lieu de boire ou de ramasser les débris de vaisselle qui pourraient lacérer mes pieds nus, est de porter l'appareil à mon œil, cadrer et fixer dans sa mémoire électronique le résultat de ces quelques instants de chaos. Cela me calme, comme toujours.
La photo comme thérapie. Une barrière entre la réalité et moi, le réel voilé par l'objectif.
Le séisme dure et s'intensifie. J'entends des cris depuis les appartements voisins, des bruits de verre brisé. L'angoisse gagne du terrain. Elle s'insinue en moi, malgré une certaine habitude. Cette inéluctabilité fataliste si présente dans le stoïcisme japonais s'oublie vite lorsque le namazu, le poisson-chat souterrain sur l'échine duquel repose l'archipel, se réveille. La douceur du sol français désapprend la crainte sournoise et amplifie la peur lorsque les éléments se déchaînent.
Les murs craquent comme des arbres en pleine tempête. Chaque matériau se plaint dans sa langue, micro-déchirements aigus et crissant des papiers muraux, gémissements secs et nasillards des poutres comme sur un navire drossé par les vagues, cliquetis des couverts, tintements cristallins des verres, grincements des charnières, clapots sourds et mats des livres qui ont un peu de place, froissements rêches entre ceux qui n'en ont pas. Dans un crescendo digne du Boléro, chaque voix rejoint le chœur dans une mélopée effrayante. C'est la longue complainte de la terre malmenée.