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Critique de cedratier


« La Poupée russe » Gheorghe Crăciun, traduit du roumain par Gabrielle Danoux (Maurice Nadeau, 450 pages)
Un livre très dense (et pas seulement par une typographie serrée), riche, original dans son sujet, dans sa construction et son écriture, parfois envoûtant, parfois poignant, avec quelques longueurs certes, mais vraiment un très bon roman.
C'est, dans la Roumanie des années soixante aux années quatre-vingt-dix, l'histoire de Léontina Guran, jeune fille puis femme de caractère, depuis son enfance débridée, intense et bousculée jusqu'à sa maturité désenchantée, comme « rétrécie », perdue. C'est d'abord un roman sur la soif de vivre de son héroïne, courageuse et gourmande, curieuse de tout goûter, qui trouve dans le basket scolaire puis de haut niveau de quoi exprimer son énergie et sa soif de victoires. Mais elle comprendra aussi assez vite tout ce que peut lui rapporter en bénéfices secondaires une carrière sportive qui la met en première ligne, vu toute la permissivité qu'accorde le régime aux athlètes qui jouent le jeu de la collaboration.
La première partie du roman est teintée d'un bel érotisme prenant, qui témoigne d'une quête un peu désespérée de Léontina au travers d'expériences et de rencontres multiples. La sensualité, pas seulement sexuelle, donne une couleur vive à ces chapitres. Et sous la plume de Gheorghe Crăciun, les hommes, corsetés dans leurs costumes machos, ne sont guère à la fête. On peut presque dire que c'est un roman « genré », sans doute en avance sur l'intérêt qu'on porte aujourd'hui à ces questions (il est achevé en 2004) ; Léontina se sent « double », depuis toujours garçon Léon et fille Tina, deux identités qui se mêlent en elle, qui se heurtent, chacune des deux autant attirée par les hommes que par les femmes.
Enfant qui se cabre, puis jeune femme conquérante qui se veut libre, jeune adulte elle se fait piéger par la police politique qui va tout faire pour l'utiliser à ses fins d'encadrement propagandiste, voire de bas mouchardage. Je la sens moins manipulatrice que manipulée, sans trop de défenses, prisonnière de méthodes policières autant que d'un regard incertain sur le monde et sur ses véritables désirs. Entre dégoût d'elle-même et soumission, elle continue pourtant à résister comme elle peut, au moins à l'échelle de sa vie personnelle. Mais ça use, d'autant que son parcours, ses expériences ne l'éclairent guère réellement sur ses questions existentielles. Elle glisse peu à peu vers l'antithèse d'elle-même, une Emma Bovary qui comme celle-ci vieillit mal. Autant j'ai été touché par l'énergie vitale qui se dégage d'elle dans son enfance et son adolescence, autant sa lente évolution résonne d'une tristesse et d'un désenchantement qui semblent être aussi ceux de l'auteur (et Gheorghe Crăciun ne laisse-t-il pas entendre, à l'égal de Flaubert, « Léontina Guran, c'est moi » ?)
Par bien des côtés, on peut donc qualifier ce livre de politique. En toile de fond du parcours de Léontina, c'est un tableau réaliste et glaçant de ce que fut cette dictature. Les difficultés de la vie quotidienne, mais plus encore les logorrhées surréalistes du régime et qui ne trompent personne (et que Crăciun distille dans des apartés parfois trop longs et répétitifs). La peur que fait régner la police politique et le quadrillage de la population, la soi-disant « démocratie populaire » nous sont dévoilés dans toute leur dureté et leur ubuesque violence. Mais la fin du roman, qui se clôt après la chute de Ceausescu, laisse filtrer aussi tout le désabusement de l'auteur, tant l'arrivisme et la langue de bois demeurent, au-delà de libertés formellement retrouvées, les apparatchiks de l'ancien régime se recyclant sans trop de problèmes dans le nouveau système.
Et cette chute improbable, si surprenante, presque déstabilisante…
Toute cette fiction si réaliste est imprégnée de joie sautillante, d'un humour en apparence léger, mais aussi de plus en plus au fil du récit d'une nostalgie, d'une mélancolie, voire d'une tristesse désespérée, dramatique, accentuées par les nombreux flashbacks vers l'enfance de Leontania, avec ses souvenirs bons ou douloureux. J'ai été d'autant plus pris que Gheorghe Crăciun passe sans arrêt du « Je » au « Tu », s'adressant à elle comme narrateur, ou parfois à ses lecteurs, avant que l'auteur ne croise son héroïne, et que le « Je »-« Tu » ne s'éclaire différemment.
J'ai par ailleurs beaucoup apprécié ces quatre « Notes de l'auteur », des inserts distillés au fil du livre où il se situe lui-même comme écrivant face à son personnage qui le fascine tant, son rapport à l'écriture ou aux modes littéraires de son époque, voire quelques aspects de ses positions philosophiques. Où Kundera l'admiré n'est pas si loin...
Enfin l'écriture est sophistiquée. Parfois avec des lourdeurs : des listes d'une longueur que j'ai trouvée inutile, certaines phrases de plusieurs dizaines de lignes sans aucun signe de ponctuation ne m'ont pas convaincu. Cela n'a cependant guère gâté mon plaisir de lecture.
Et c'est aussi un livre sur le langage, sur les jeux de mots, ou du moins les possibles de la langue, avec beaucoup d'inventivité créative. Et là, il faut souligner le travail remarquable de traduction, il fallait parvenir, au-delà de la richesse foisonnante du vocabulaire, à rendre compte en français, par exemple, de rimes dans des paragraphes entiers de prose dans la langue originale, et bien d'autres subtilités. Chapeau bas pour ce pari parfaitement maîtrisé, qui nous permet d'avoir accès à un très beau roman.
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