Citations sur La triomphante (37)
Tant de gens reviennent sur les lieux de leur enfance ou de leur jeunesse ; la bijouterie de leur père est devenue entre-temps un magasin de faïences, le jardin de leur grand-mère un dépotoir, la cour de l'école un garage ; leur coeur souffre, ils se disent que rien ne sera plus comme avant, mais ils le savent d'avance, ils guettent le déchirement...
Pas une virgule de l'Histoire n'aura été écrite par moi, mon existence n'aura rien ajouté ou changé au destin du monde. Mes traces sont dérisoires. Les "idées inexprimables et vaporeuses" qui ont traversé ma jeunesse n'ont rien produit. Tout sera vite oublié.
Mais ce monde je l'aurais beaucoup regardé.
« Les périodes de rupture, en donnant l'illusion que malheur et bonheur, chance et imprévu se mélangent comme des cartes et que le jeu va peut- être s’ouvrir , éloignent de la réalité et précipitent vers des « idées inexprimées et vaporeuses . »
Une amie journaliste italienne, ancienne star des hebdos féminins, m'avait dit un jour avec aplomb : "La cinquantaine est la vieillesse de la jeunesse alors que la soixantaine est la jeunesse de la vieillesse." J'avais aimé et retenu la formule ; elle adoucissait les transitions et traçait un double lien avec l'avancée de l'âge. Il y avait le mot jeunesse dans les deux cas ; la frontière restait floue.
J'ai vite compris que c'était rare les petites filles qui aimaient les batailles navales et je me suis toujours montré discrète sur mon savoir maritime et militaire. Il était inexplicable, ne s'accompagnait pas d'un tempérament violent, ni d'une érudition utilitaire, en vue d'un quelconque profit. C'était un savoir autodidacte accumulé sans raison, ni intérêt, ni but. Il ne convenait pas à une enfant des années quarante, ni à la femme que je suis devenue. Aujourd'hui encore, c'est un savoir caché. Il me tient compagnie.
Inutile de s'escrimer pour décrire ou expliquer l'influence du temps, des sentiments sur la perception des lieux.
Personne ne fera mieux que Proust à la toute dernière page de " Du côté de chez Swann ":
" Les lieux que nous avons connus n'appartiennent pas qu'au monde de l'espace où nous les situons pour plus de facilité.
Ils n"étaient qu'une mince tranche au milieu d'impressions contiguës qui formaient notre vie d'alors;
le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant;
et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années ."
On pouvait se laisser vivre, se laisser porter, faire la planche en regardant les nuages. Et, en même temps, accepter une nouvelle aventure. La réussir ou la rater n'avait plus grande importance: l'aventure comptait pour elle-même.
"Et, dernière chose, n'oublie pas petite", il mima Humphrey Bogart: "Les forts ont plus que les autres besoin d'être protégés."
Les périodes de rupture, en donnant l'illusion que malheur et bonheur, chance et imprévu se mélangent comme des cartes et que le jeu va peut-être s'ouvrir, éloignent de la réalité et précipitent vers des "idées inexprimables et vaporeuses".
J'ai l'imagination portuaire.
La liste est longue de ce qui fait battre mon coeur-photos jaunies, poèmes, chansons, images de films- et représente ou raconte les quais, les bateaux, les docks, les balles de coton, les containers, les grues, les oiseaux de mer. (Folio, janvier 2017, p. 11)