La libellule et le philosophe

"Tout être vivant s'inscrit dans le monde comme être d'action, de proposition, d'anticipation - on oserait dire d'invention."

la philosophie n’est vivante qu’au moment où elle vous permet de voir le monde comme vous ne l’aviez jamais vu, plus réel, plus existant, plus exaltant aussi.

Vous remarquez quelqu'un parmi d'autres : elle va et vient comme eux, sans privilège spécial. Vous lui accordez le même degré de confiance et de méfiance qu'à chacun. Et un beau jour, avec une extrême lucidité, vous vous rendez compte que vous pouvez décider de tombeur amoureux. Vous êtes encore entièrement libre de le faire ou non. Il suffira d'acquiescer à son existence, laquelle ne se manifeste que par un certain style, une apparence qui témoigne qu'elle existe, tout entière là où elle est, aussi fragile et mortelle que les autres ; mais c'est comme si un abîme s'ouvrait à sa place - comme si elle se maintenait constamment en contact avec ce qui l'a engendrée et qui, certes, ne sont ni ses parents ni son enfance, mais une force qui la veut jusque dans les moindres détails de son apparence : de sa species.

De même que la pensée ne peut pas s’arrêter de penser (...) de même les libellules volent encore quand elles ne le peuvent plus

Cet instant photographique a son propre futur toujours présent, toujours explorable, mais hors d'atteinte. Un passé mais qui regorge de possibilités inouïes encore inaperçues - et qui promettent un avenir plus riche que le présent où je vis maintenant, simplement parce qu'il montre des apparences.

Les animaux sont des réponses à des questions qui n'ont même pas eu à être posées. C'est pourquoi ils sont beaux. La beauté d'un visage humain répond aussi à cette définition : elle est tout entière dans ce qu'elle manifeste, à savoir l'intelligence s'ignorant elle-même, la compréhension vue de l'extérieur.

On part le coeur battant attendre que ce qu’on aime s’offre : les insectes, les mots. Passion amoureuse, en somme.

Puis les libellules se séparent, volent encore plusieurs jours et meurent. le paradis existait bien, incontestable, réel - mais il était éphémère. Il est très dur d'apprendre que la nature se moque du monde en proposant le cycle des générations en guise d'immortalité et d'éternité. C'est comme à la fin des grandes vacances, l'impression d'avoir manqué quelque chose, d'avoir laissé passé l'occasion de tout comprendre et de s'installer pour toujours au cœur de l'été, au cœur de l'éternité qui est l'éternelle jeunesse. Car la jeunesse ne promettait pas la vieillesse ni même la maturité - mais davantage de jeunesse encore, et ça a raté. Et chaque été recommence, comme un magicien patient : "Je vais te montrer encore une fois la mer allée avec le soleil, mais cette fois-ci regarde bien" ; l'automne arrive et vous n'avez toujours pas compris où était le truc.

Les animaux sont des êtres sans profondeur, parce qu'ils sont la profondeur du monde. On ne peut pas aller plus loin qu'eux quand on interroge un paysage pour lui demander quel secret il enveloppe.

'L'essence de la poésie se lit dans ce que dévoile une libellule photographiée : l'étrangeté d'un monde entièrement inventé"