Citations sur Le bruit de tes pas (44)
Tous nos amis savaient ce qu'il avait traversé mais, comme d'habitude, personne ne le questionna. C'était dans notre nature : on avait tendance à refouler les sujets difficiles, on évitait d'affronter les épreuves tant qu'elles ne nous frappaient pas de plein fouet. Quand c'était le cas, il était souvent trop tard pour réagir.
Massimiliano était toujours d'humeur égale, il parlait tout bas et trimait comme un âne. Ressemblance physique exceptée, il n'avait rien de commun avec son frère, un fainéant qui passait son temps vautré sur les bancs défoncés de la Forteresse.
Il avait donc passé les quatre années précédentes à traîner dans la Forteresse, venant parfois m'attendre devant le collège. il jurait de chercher un boulot dès le lendemain, mais ce jour-là ne se présentait jamais : il haussait les épaules et prétendait qu'on n'était pas nés au bon endroit. Notre lieu de naissance nous collait à la peau et nous empêchait de trouver un emploi, du moins dans notre ville.
Il y a eu l'obscurité, puis il y a eu une forte lumière.
Un réveil qui a planté ses crocs dans mes entrailles, un réveil assez douloureux pour ressembler à une deuxième mort.
Alfredo ne s'apercevait jamais de rien. Il s'abandonnait aux choses sans opposer de résistance. C'était un geignard, un morveux, ce genre de mec qu'on a d'instinct envie de tabasser, ce genre de mec dont la seule présence vous insupporte. Moi, je le détestais.
Et je l'aimais plus que je ne le croyais. Maintenant je le sais...
"Alfredo et moi étions inséparables depuis des années, même si on passait nos journées à se disputer, se mordre, se tirer les cheveux. [...] Les gens de la Forteresse disaient qu’on était drôles. Originaux. Ils nous appelaient les jumeaux."
"Sa faiblesse, son je-m’enfoutisme, sa paresse, sa résignation face au monde qui l’avait produit m’insupportaient. Les filles qui lui plaisaient, nos copains quand ils tentaient de le détourner de moi, tout ce qui risquait de me l’enlever m’insupportait. [...] Je pensais que les éléments se liguaient pour nous éloigner et, Alfredo n’ayant aucune volonté, je lui imposais la mienne. Je n’avais pas compris qu’il cherchait autre chose, qu’il voulait me fuir. Et se fuir lui aussi."
Ne vous inquiétez pas, avais-je envie de leur dire. Personne ne sait jamais quoi faire dans ces cas-là.
J'ai déposé le tournesol sur le cercueil et un baiser à l'endroit qui correspondait probablement à sa tête.
Puis j'ai rebroussé chemin du même pas lent et suis sortie.
Vu du parvis, le tournesol paraissait assez lourd pour tout écraser.
Les gens nous appelaient les jumeaux. Maintenant j'ignore comment ils m'appelleront.
Peut-être, enfin, par mon prénom, Béatrice. Un prénom particulier, insolite par ici.
Ma mère l'avait entendu prononcer à la télévision dans un film qui parlait d'une princesse.
Qui sait, l'idée de la princesse lui a plu, sans doute - je ne lui ai jamais posé la question.
La journée est belle. Un ciel encore bleu surplombe la Forteresse.
Je suis retournée à l'église et j'y suis restée jusqu'à la fin, assise au premier rang. J'ai écouté la messe, me suis levée aux bons moments, ai fait semblant de prier comme les autres.
Malgré la fatigue, l'envie de dormir et la nausée, j'ai simulé la dignité.
24 juin 1987
Les jumeaux, voilà comment les gens nous appelaient.
Ils disaient qu'on était identiques, même si on ne se ressemblait pas.
Ils disaient qu'on était devenus le portrait craché l'un de l'autre à force de se côtoyer, deux gouttes d'eau. J'étais devant l'église.
Les graviers blancs se faufilaient dans mes sandales, me torturaient les pieds. Mais je n'y faisais pas attention, je continuais mon chemin jusqu'à l'ombre du parvis.
Vue de loin, l'église du quartier est un énorme blockhaus gris maladroitement encastré entre les immeubles. On dirait qu'on l'a fichée, enfoncée dans un trou trop étroit. Pourtant elle est là depuis des années et, de près, on la voit pour ce qu'elle est : quinze mètres de béton et des petits vitraux apparemment noirs, une porte renforcée, au sommet une croix tordue et toute rouillée qui tient comme par miracle.
On l'appelle la Pagode.
Ici, tout a un surnom. L'église, c'est la Pagode. Le quartier, c'est la Forteresse.
Et nous, on était les jumeaux.
Aujourd'hui aussi on nous a appelés comme ça. Il y avait un tas de gens dans l'église, ils murmuraient tous la même chose. Je ne me suis pas retournée, j'ai parcouru d'un pas lent la nef au sol brillant, et ils se sont écartés devant moi. Ils me regardaient à la dérobée, parce qu'autrement c'est mal.
J'ai eu l'impression d'être importante, au centre de l'attention, et j'ai trouvé absurde que cela m'arrive ainsi. Il me semblait que tous les yeux étaient pointés sur moi, même si les gens avaient l'air hébété, l'air de ne pas savoir quoi faire.
« ils venaient des baraques en tôle ondulée qui poussaient comme des champignons le long du fleuve. C’était là que vivaient les véritables crève-la-faim, en comparaison desquels nous, les habitants de la Forteresse, étions des riches. Au moins, on possédait l’électricité et l’eau courante. »