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Critique de Alzie


Alzie
07 décembre 2015
« Was ist dem Picasso ? » écrit Max Pechstein (l'un des fondateurs du groupe Die Brücke, à Dresde en 1905), le 25 avril 1912, à un moment où le cubisme est discuté partout et Picasso considéré comme l'inventeur de l'école moderne. Le Bordel d'Avignon, comme Picasso appelait « Les Demoiselles », peint en 1907, n'a pourtant pas encore été révélé au public (il ne le sera qu'en 1916).

Picasso est bien l'artiste et le personnage public dont la figure dépasse toutes les autres au XXe siècle. Il a inspiré et continue à susciter une production écrite parmi les plus abondantes ; multiplicité d'analyses, de commentaires et de critiques, sans parler des biographies, monographies ou autres catalogues dont cet essai de 2012, version poche d'une monographie de 2008 du même Dagen, fait incontestablement partie. Picasso est présenté ici un peu différemment par rapport à d'autres analyses, plus traditionnelles. C'est l'artiste, simultanément dessinateur, peintre, graveur, poète et sculpteur, et surtout l'extraordinaire expérimentateur que regarde Philippe Dagen, sans tenir compte d'un quelconque principe évolutionniste de l'oeuvre – idée que Picasso récusait vigoureusement –, généralement retenu la concernant (par périodes : bleue, rose, cubisme, classicisme etc.). Philippe Dagen laisse d'ailleurs souvent parler l'artiste afin que le lecteur puisse s'en convaincre :

« Les différentes manières que j'ai utilisées dans mon art ne doivent pas être considérées comme une évolution, ou comme des étapes sur le chemin qui mènerait à un idéal de peinture inconnu. Tout ce que j'ai jamais fait a été fait pour le présent et dans l'espoir que cela reste toujours pour le présent. Lorsque j'ai trouvé quelque chose à exprimer, je l'ai fait sans penser au passé ou à l'avenir. Je ne crois pas avoir utilisé des éléments radicalement différents dans les diverses manières que j'ai employées en peignant. Si les sujets que j'ai voulu exprimer proposaient plusieurs modes d'expression, je n'ai jamais hésité à les adopter. […] Les motifs différents exigent inévitablement des modes d'expression différents. Cela n'implique ni évolution ni progrès, mais une adaptation de l'idée qu'on veut exprimer et des moyens d'exprimer cette idée. » (Pablo Picasso, Propos sur l'art, cité p. 168 : « Inventer des codes nouveaux »).

L'oeuvre de Picasso, judicieusement cité, n'est guère du genre, en effet, à se laisser si opportunément circonscrire en séquences stylistiques successives, de mutation en mutation. Dagen s'intéresse donc, lui, plutôt aux continuités, réminiscences et dialectiques qui lui semblent inséparables du processus créateur picassien, et arpente un terrain nettement moins balisé lorsqu'il tente de décrypter les modes opératoires multiples et les cohérences internes propres au créateur ; suggérant des stratégies d'artiste ou des impondérables (comme la fameuse visite de 1907 au musée du Trocadéro), des va et vient et des chevauchements continus dans les manières chaque fois innovantes qui ne cessent de proliférer tout au cours de la vie de Picasso, avec pour impératif vital : l'adéquation des moyens aux sujets, le refus de la répétition, la mise à distance de l'orthodoxie, des modes et des goûts. C'est une démarche complexe mais bien plus opérante, à mes yeux, pour approcher le « phénomène » Picasso.

Car Picasso peut tout faire – pour qui n'en serait pas déjà convaincu la lecture de cet essai en serait une démonstration éclatante. Du dessin le plus fluide au trait le plus heurté, du beau style à la schématisation la plus extrême, il peut « tenir tous les styles dans sa main », « exprimer par le primitif », « construire jusqu'à l'émiettement», « faire surgir les monstres » (le sexe et la mort, mythologies et corridas) ou « dévisager l'inhumain » (scènes de souffrances, guerre d'Espagne ou de Corée, mais aussi guerre avec Olga). Picasso conjugue toujours l'art au présent, même s'il convoque ses collègues espagnols des temps passés, Gréco (« L'enterrement de Casagemas », 1901), et Velazquez (ensemble des Ménines dans les années 50/60). Il a découvert la modernité avec Gauguin, Manet, Degas, Toulouse-Lautrec,Van Gogh ou Cézanne, ignoré le fauvisme, s'est entiché d'Ingres, s'est mesuré à Matisse et Derain, a conversé avec des fétiches ou collaboré et exploré avec Braque, récupéré des vieux papiers et des débris, fait passer la sculpture dans la peinture. Il a donné à voir, en un mot, des formes graphiques, sculpturales et picturales absolument inédites jusqu'alors, des corps, des visages ou des nus comme on n'en avait jamais vu. Picasso est si doué, affirme Dagen, qu'il aurait pu faire une carrière extrêmement banale. Rien de plus vrai.

L'exposé est dense et foisonnant, le commentaire audacieux et riche, tant Dagen domine son sujet. Le fait biographique ou historique, sans être le pivot de l'analyse, n'est pas laissé de côté. Un certain nombre de malentendus sont dissipés au passage sur Picasso et le cubisme, Picasso et les communistes notamment. Ses rapports avec le surréalisme, avec Breton et surtout Bataille, sont passionnants (« Laisser surgir les monstres »). Le cheminement à travers les œuvres est quelquefois compliqué, non du fait de la pensée de l'auteur mais de l'iconographie qui n'appuie pas toujours le propos autant qu'on pourrait l'espérer. Le découpage chronologique en neuf parties équilibrées, ménage, fort heureusement, quelques respirations dans cette démarche touffue qui pâtit peut-être, à mon goût, de son format très compact. Figure exceptionnelle d'un artiste « Hors la loi » (André Breton), d'un œuvre en perpétuel renouvellement et totalement en phase avec son temps : Picasso, c'est le grand perturbateur du XXe siècle (rôle qu'il partage avec Duchamp), la liberté de tout oser, de tout déformer, bref, celle de créer.









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