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Critique de Agneslitdansonlit


Je tiens à remercier Babelio et notamment Pierre Krause et bien évidemment les éditions du Seuil pour ce roman, à paraître le 07 octobre prochain. Il y a toujours un plaisir particulier à découvrir un peu avant l'heure un roman !
Étonnament, bien que j'aie quelques critiques à formuler, j'ai beaucoup à dire sur ce roman ! Je suis désolée pour tant de longueurs!

• ✏ Cassie Dandridge Selleck fait le choix narratif du journal intime, tenu par Miss Ora Lee Beckworth, dans lequel cette dernière expose, une vingtaine d'années après, des faits survenus durant l'été 1976.

1976, Sud de la Floride. Miss Ora est une dame blanche d'une cinquantaine d'années, dame du Sud, avec l'éducation et les manières de son époque mais dans un pays rongé par la ségrégation. Sur le ton de la confidence via son journal intime, Miss Ora tient à témoigner d'événements passés. Elle tient à livrer enfin une vérité dont elle serait seule détentrice:
"De tous les détails que je m'applique à vous livrer pour soulager ma conscience avant de mourir, certains resteront enfouis dans les mémoires de ceux qui étaient présents. (P.91)
On sent bien que Miss Ora porte une culpabilité qui la pousse à se confier avant de quitter cette vie : "Blanche avait raison. Un mensonge en appelle une ribambelle d'autres. Non seulement on doit le répéter jour après jour , mais on est obligé de l'embellir, si bien qu'on finit soi-même par perdre de vue la vérité. J'ai menti chaque jour , chaque heure , chaque instant , le remord se révélant aussi suffocant qu'une couverture en laine en plein été. de cette oppression constante , ni la fraîcheur d'un thé glacé ni le souffle tiède du ventilateur n'ont jamais pu me soulager. (P92)

En 1976, récemment veuve et depuis isolée socialement, sans enfant, ses principales relations sont celles entretenues avec sa domestique noire. Chaque famille blanche respectable adhère au Rotary Club et a sa domestique noire... Ironiquement, la bonne de Miss Ora se nomme Blanche ! Cette femme dure à la tâche, femme de peu de mots mais empreinte de sagesse et d'affection pour Miss Ora, élève seule ses enfants depuis le décès de son époux.

•✏ le résumé contingente le sujet de ce roman au choix de Miss Ora d'engager un vieil homme afro-américain, M.Pecan, à son service, et aux événements tragiques survenus en cet été 1976, en établissant un lien de causalité direct. Or, une fois le livre lu et refermé, j'ai reconsulté ce résumé et n'ai pas trouvé qu'il reflétait réellement l'histoire qui m'avait été contée.
Bien sûr, il y a un contexte ségrégationniste et en effet, Miss Ora engage à son service M.Pecan, mais il ne constitue pas pour moi cet élément déclencheur annoncé dans le résumé.

•✏ À mon sens, il est surtout question de l'amitié entre deux femmes que la société voudrait considérer comme différentes, voire aux antipodes l'une de l'autre.
Ces deux héroïnes, veuves, touchées différemment, mais touchées malgré tout, par les épreuves de la vie, partagent une amitié qui ne dit pas son nom, dans une Amérique des années 70 où les relations interraciales ne peuvent qu'attirer les problèmes.

Une amitié se tisse pourtant entre elles :
- "Tu as une domestique remarquable"
- " C'est plutôt une amie, dis-je. Mon amie" (P.149)
Tout pourrait séparer ces deux femmes : l'une est noire dans une Amérique ségrégationniste, élevant seule ses cinq enfants, elle doit travailler pour subvenir aux besoins de sa famille, et on peut supposer que son instruction scolaire fut en lien avec sa condition de femme de couleur : mince.
L'autre est blanche, issue d'une famille aisée très insérée socialement, et a pu faire des études supérieures, mais du fait de son mariage, n'aura pas de carrière professionnelle car dans les mentalités de l'époque, une femme mariée de son rang ne travaille pas : elle s'occupe des besoins de son époux et organise la maisonnée et les invitations. du fait de son statut d'épouse, sa façon de vivre était toute tracée. Malgré son souhait, elle n'a pas pu avoir d'enfant et s'investit dans les oeuvres caritatives de sa communauté.
Elles ne vont même pas dans la même église, puisque n'appartenant pas à la même communauté, et empilent les dissemblances, mais ont pourtant un point commun qui, de façon informelle, va constituer le terreau de leur lien:
elles sont relayées inexorablement au second rang.
Peu importe leur couleur de peau, leur instruction, leur éducation ou leur statut social : elles sont femmes. Avec bien sûr cette différence fondamentale qu'une femme blanche a bien moins de risque de se faire agresser sexuellement, ce qui, dans le cas d'une femme de couleur n'est même pas considéré comme réprésensible...
Et puis, à leur façon, elles mènent chacune un combat ardu.

• ✏ D'autre part, ce qui m'a le plus marquée, c'est l'attitude de Miss Ora, pleine de bonne volonté, mais si maladroite... car s'il est sage de commencer à se changer soi-même pour initier un changement global des mentalités, il est judicieux de réfléchir à la portée de ses actes.

En effet, Miss Ora en souhaitant aider aura concouru à aggraver une situation déjà délicate. Elle tente alors d'atténuer son sentiment de culpabilité en choyant la famille de Blanche mais, finalement en tentant de se racheter une conscience, n'aggrave t-elle pas encore un peu plus les tensions ?
Tout comme, en n'écoutant que son bon coeur et en ne considérant pas les règles qui régissent la société à cette époque, Miss Ora n'envenime t-elle pas la situation ? "Et puis l'expérience m'avait appris combien mon intervention intempestive pouvait entraîner des conséquences désastreuses." (P.198)

La ségrégation est un tel fléau grignotant les mentalités et enfermant chacun dans un rôle prédéterminé selon sa couleur, qu'un individu seul face à ce phénomène, même s'il croit bien faire, jette un pavé dans la mare à chacune de ses actions qu'il pense pourtant généreuse. Et les pavés jetés dans les mares ne peuvent que créer du remou. Ce récit dépeint avec une fatalité douloureuse un pays clivé : "Et puis, dans cette ville, les gens croient qu'à ce qu'ils veulent bien croire. Les Blancs d'un côté, les Noirs de l'autre, y'aura jamais de terrain commun." (P.183)

😢 J'ai été émue par la métamorphose de Miss Ora, papillon trop longtemps maintenu en chrysalide par son rôle d'épouse, corsetée dans une société très hiérarchisée par les appartenances à des communautés, elles-mêmes catégorisés par des adhésions à des clubs ou organismes ("Club des femmes junior", "Chaîne de prières des Femmes baptistes"...). Malgré son côté moralisateur et bon samaritain à outrance, cette femme est touchante et elle incarne ce paradoxe de vouloir changer un système injuste sans s'apercevoir qu'elle est elle-même imprégnée de préjugés: comme il est difficile de faire accepter aux autres de nouvelles représentations quand on ne sait pas s'émanciper soi-même des schémas de pensée dans lesquels on a été "moulé" de longues années durant. Toute généreuse et humaniste que se voudrait Miss Ora, elle continue dans le rôle du bon samaritain, à se pencher vers les plus humbles avec l'attitude des "bons maîtres":
"Je voulais bien faire. Ses blouses, je les lui fournissais en sus de ses gages. Je les voulais faciles à laver. Je voulais lui éviter de tâcher ses propres vêtements avec des giclures d'eau de Javel ou en faisant la cuisine. Ce n'était pas mon intention de la maintenir à sa place, pourtant c'est ce que je faisais. (P.199)
L'auteur souligne judicieusement les préjugés et les représentations qui ont la vie dure et l'épisode des sablés de Noël est très éclairant: pour Ora, le sablé représentant le père Noël est blanc, or les enfants de sa domestique sont choqués car pour eux, le Père Noël est forcément noir ! D'un détail anodin, on peut mesurer la fracture des cultures de deux communautés vivant côte à côte !
Miss Ora le réalise à l'occasion d'une rare virée dans la "partie noire" de la ville: "Nous descendîmes Pine Street, la rue principale du quartier noir. Alors que j'avais passé ma vie à Mayville, je n'étais jamais passé dans ce coin plein de petites maisons colorées où les chiens et les poules circulaient librement dans les jardins et sous les porches." (P.174)

• ✏ Si dans l'ensemble, le récit se lit facilement et avec plaisir, quelques aspects m'ont décontenancée ou déçue:

• 😞 le récit souffre d'un manque de profondeur. La narratrice nous confie ses états d'âme, mais, le tout reste en surface, dressant un triste état des lieux sociétal. Étonnamment, la lutte pour les droits civiques ("Civil Rights Act" de 1968) n'est pas évoquée, si bien que, si la narratrice ne précisait pas d'elle-même la date à laquelle se déroule ses souvenirs (1976), on pourrait facilement se croire dans les années 50...

• 😞 Si elle n'est pas avare de descriptions sur sa propre vie, les autres protagonistes me semblent "survolés". Bien sûr, le récit à la première personne propre au journal intime explique en partie ce résultat mais j'ai surtout eu la sensation que l'auteur n'avait pas su prendre le temps de développer tous ses personnages, de leur donner chair. Ils m'ont semblé être maintenus à l'état d'ébauche à finaliser...
Et je me sens mal à l'aise face à une héroïne qui prend conscience des rouages d'une société injuste, qui s'insurge contre une suprématie raciale, qui tente de rétablir à son niveau les inégalités et abus dont elle est témoin, ... et pourtant paradoxalement, qui se retrouve au centre de la narration, sujet suprême, quasi majestueux, qui en "personnage - pivot" orchestre les interventions des personnages fatalement secondaires. C'est une structure narrative qui me semble desservir le propos pourtant louable.

•😞 Des lourdeurs dans la formulation des phrases menant parfois à mon incompréhension du texte: "il se tourna vers nous comme s'il avait du mal à accomoder". (P.175) À accomoder quoi ? Sa vue j'imagine... Ce genre de tournure de phrase me laisse supposer un problème de traduction.

• 😞 Un rebondissement intervient à la fin du récit, qui pour moi est facultatif voire totalement inutile. Il vient surcharger cette histoire, comme si, l'auteur s'apercevant qu'elle aurait pu tout de même étoffer un peu plus un de ses personnages, lui en "rajoute une couche" avant de fermer le dossier ... Il y a quelques maladresses narratives qui nuisent à la cohérence du récit.

•✏ Indéniablement le point fort de ce roman réside dans cette ambiance surannée du Sud, tout à fait typique avec cette atmosphère des petites villes sudistes où tout le monde se connaît, a grandi ensemble, et où la vie semble s'écouler paisiblement. C'est sûrement là le paradoxe le plus intéressant de ce roman, car l'auteur parvient à tisser cette toile d'image saturées de tons lumineux chauds, pendant que la trame sociale du récit est cousue d'injustices et des souffrances qui en découlent.
Dans ce contexte on peut alors penser aux films "La couleur des sentiments", "Loin du Paradis" et "Miss Daisy et son chauffeur". Car force est de reconnaître que ce roman a un fort pouvoir de suggestion visuelle. C'est instinctivement que se sont imposées à moi les images de ces films, cette ambiance désuète, aux tons chauds saturés, comme ces lumières de soirées d'été. le fauteuil à bascule sous le porche de ces maisons en bois typiquement américaines, les grands verres de thé glacé, les juges chaussés de bottes en crocodile, les socquettes blanches à dentelle des fillettes noires, les vendeuses des magasins en ville promptes à jauger une cliente noire comme une potentielle voleuse... D'autant plus que le traitement de l'histoire (avec ses retours dans le passé, énoncés par une vieille dame) rapproche ce récit de "Beignets de tomates vertes"!
J'ai d'ailleurs appris qu'il y aurait en effet une adaptation cinématographique !

•✏ Cassie Dandridge Selleck est très concernée par le problème de la ségrégation et son ouvrage concourt à le dénoncer. J'ai apprécié la pertinence de certains exemples très concrets comme la situation des jeunes lycéens noirs qui réussissent brillamment leurs examens mais qui, faute de moyens, ne poursuivent pas d'études supérieures, d'autant plus que les conseillers scolaires ne les poussent à aucun moment à se renseigner pour l'obtention de bourse.
1976 - 2021: un thème majeur du 20ème siècle, toujours tristement d'actualité au 21ème, bien qu'il y ait eu des avancées.
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