Tu seras une bonne fille

Là où il y a une trop grande distance et de trop nombreux adieux, le retour est impossible. Cependant, un amour s'enchevêtre toujours à un autre, croît au point de devenir méconnaissable, et survit.

Après avoir réfléchi à la meilleure façon d’aborder le sujet avec sa petite-fille, elle n’avait pas jugé nécessaire d’apporter la moindre précision au sujet du mariage. À quoi bon l’effrayer ? Elle estima suffisant de lui demander de ne pas s’attarder dehors après l’école, et de rentrer directement pour servir le thé de l’après-midi.

Les femmes n’y portaient plus de voile depuis de nombreuses années, et les hommes avaient depuis longtemps troqué leurs tuniques et turbans contre des vestes de style européen, des cravates et des chapeaux.

En écoutant ces paraboles de la souffrance humaine, elles libéraient leurs propres émotions avec une ferveur qui engloutissait les mornes lectures du rowzeh-khan , mais à la fin, elles en émergeaient systématiquement calmes et heureuses, leurs inquiétudes soudain évacuées pour le reste de la journée.

Bien avant de maîtriser les rudiments de la lecture et de l’écriture, les filles commençaient à réciter par cœur des poèmes classiques. À l’aide de leur plume, pot d’encre à portée de main, elles s’appliquaient à remplir des pages et des pages de dictées en persan. Les cours de mathématiques, de géographie et d’histoire se déroulaient selon des prouesses similaires de mémorisation, avec la volonté d’étouffer toute curiosité chez les élèves. Lili aimait presque toutes les disciplines, à part l’arabe qui était source de tourment perpétuel.

Genoux cagneux, maigre et boutonneux, Mamm’ali ne lui parlait jamais, il n’échangeait pas le moindre mot avec elle durant tout le trajet qu’ils effectuaient à pied ; il se contentait de la regarder de loin, tout en tenant, coincés sous ses bras, les livres et cahiers de Lili. Par conséquent, elle n’éprouva aucune tristesse quand Mamm’ali disparut et qu’à sa place un chauffeur vint la chercher chaque matin à 7 h 30 avec la Chrysler noire de son père. Il s’appelait Saeed ; c’était un jeune homme de vingt-trois ans aux cheveux châtain et ondulés qui avait des fossettes et lui adressait de temps en temps un gentil sourire.

Aucune famille respectable n’aurait autorisé une de ses filles à sortir seule dans les rues, ne serait-ce que pour faire trois pas. Aussi, quand Lili entra à l’école, à l’âge de six ans, Sohrab ordonna-t-il à son jeune domestique, Mamm’ali, de l’y accompagner et d’aller l’y chercher chaque jour.

Elle avait un goût prononcé pour tout ce qui était sucré, les bonbons et les pâtisseries, le riz aux griottes ou au zeste d’orange, mais ce qu’elle préférait, c’étaient les khageeneh, ces fines galettes que Khanoom imprégnait de miel, de safran et d’essence de rose et qu’elle servait le matin avec du fromage au lait de chèvre, et de fraîches tranches de pain aux graines acheté à la boulangerie, au coin de la rue.

En d’autres termes, elle ne devrait revenir à la maison que recouverte d’un linceul blanc, sans quoi, cela signifierait le pire des malheurs qui pouvaient frapper une femme, à savoir un divorce, et toutes les conséquences auxquelles s’exposait celle-ci sans la protection d’un homme.

Les insultes et les récriminations volèrent à nouveau entre eux, mais cette fois-ci, il ne se contenta pas de gifler sa femme, il la frappa à coups de poing. Un coup suffit, assené à l’endroit opportun même dans son état, pour que la pièce devienne noire et que Kobra s’écroule.