Le Youtubeur

Je n’écoutais déjà plus. Je ne voyais que cette main répugnante qui violait mon intimité et je ne savais que faire.
C’est là mon futur ? Jeune prostitué pour gros trentenaires.
Je jurai intérieurement. Le désir de disparaître comprima soudainement ma poitrine.
Je ne suis pas fait pour les saunas. Je dois fuir. Vite !
   Une autre voix dans ma tête s’écria :
À situation désespérée, mesure désespérée. Voilà comment on tombe dans la prostitution. Si tu résistes maintenant, tu ne fais que repousser l’inévitable. Est-ce si mal, dans le fond ? Nikos n’a pas l’air méchant. Lui ne te rejette pas…
Mes joues se mirent à me brûler. Sur le moment, je ne pus dire ce qui me scandalisait le plus : mes propres pensées ou l’Écossais d’origine grecque qui tentait de profiter de mon désespoir.
Je finis par relever mon regard vers le visage de mon interlocuteur, qui m’adressa un sourire qui se voulait charmant. Mon estomac se révulsa.

— Quel âge as-tu ? demanda-t-il dans un effort pour alimenter la conversation.
— Dix-huit ans.
Il laissa échapper un sifflement, incrédule.
— Mais tu es encore un bébé, ma parole.
— Pourquoi ? fis-je, surpris. Tu as quel âge ?
— L’âge de Mathusalem pour les gays.
— Vingt et un ?
— Non ! s’insurgea Damian. J’ai vingt-quatre ans dans quelques mois.
— C’est vieux, constatai-je, avec un demi-sourire.
Il soupira et leva les yeux au ciel.
— Pas encore vingt-quatre ans et déjà vieux… Il ne me reste plus qu’à aller me jeter dans… (il hésita le temps de retrouver le bon nom) la Garonne.
— Ne fais pas ça, répondis-je, sérieusement. Sois positif : tu es toujours plus jeune que l’Écossais.
Il laissa tomber sa tête contre le mur derrière lui et fit semblant d’être découragé et déprimé.
— Tu sais comment me remonter le moral, toi !
Je parvins à retenir un éclat de rire. Me sentant en relative sécurité avec lui, je commençai à me détendre. Je me rapprochai de lui. Je pouvais ressentir sa chaleur contre ma peau. Mon cœur s’emballa.

Tu sais bien que je suis l’adepte des coups d’un soir. Si j’étais honnête avec moi-même, je dirais que je suis terrifié à l’idée de m’engager. J’ai perdu trop de gens que j’aimais.
Les plans culs, c’est l’idéal. J’ai des besoins sexuels assez importants. (Il rit.) Et je ne saurais me satisfaire de ma seule main droite, voyons ! J’aimerais bien t’y voir, toi ! (Il ricane.)
Un petit-ami ? N’y pense même pas. L’idée est agréable, mais la réalité, c’est désenchantant. J’ai vingt-deux ans. Les vidéos commencent à très bien marcher. L’argent rentre. Un petit-ami me mangerait tout mon temps ; ce serait mauvais pour le business.

— C’est quoi comme parfum ? demandai-je.
Je me giflai mentalement pour avoir posé la question du siècle. Un sourire satisfait étira sa bouche et il se rapprocha davantage de moi. J’étais coincé entre son corps et la porte. Il pencha la tête si bien qu’il semblait m’offrir sa gorge. J’écarquillai les yeux, surpris. Que voulait-il que je fasse ?
— Je t’en prie, Marc. Tu peux sentir. Dis-moi ce que tu en penses.
Je le regardai, indécis. Il insista, aussi m’exécutai-je. Je louchai sur sa peau de lait. Que n’aurais-je pas donné pour l’embrasser à cet endroit !
— Ferme les yeux, ajouta-t-il. Il ne faut pas te laisser distraire par la vue. Fais ça bien, je te prie.
Son ton n’était pas sans ironie. Il jouait avec moi. Docile, je recommençai en suivant ses instructions.
  — Je savais pour les chiens, commenta Priyanka. Mais j’ignorais que les hommes faisaient aussi ça !

— Comme je te l’ai déjà dit, on est pas mal tous les deux, tu ne trouves pas ?
We look good together. Encore cette phrase…​
Nous nous regardâmes durant ce qui me sembla être une éternité. Il avait toujours sa main sur mon épaule et nos corps étaient dangereusement proches. De même que nos visages, à la réflexion. Je le vis se mordiller sa lèvre inférieure et me sourire.
Il ne sait pas quoi faire.
Pour la première fois de ma vie, je pris l’initiative et l’embrassai. Ce geste me sembla être la chose la plus naturelle au monde, comme si l’univers tout entier avait conspiré pour que notre premier baiser eût lieu tout en haut du Shard. Comme avait dit Damian, en se moquant de moi, j’étais un romantique. Et mes inhibitions avaient été endormies par l’alcool qui devait encore circuler dans mon sang.
La réalité me revint en pleine figure et la bulle romantique éclata quand Damian, au lieu de me rendre mon baiser, recula, instinctivement. Mes joues s’embrasèrent sous l’effet de la honte.

Ces dernières semaines m’avaient permis de faire le point sur mes désirs, mes aspirations dans la vie, ce que je recherchais dans une relation. En observant les gens autour de moi, en discutant avec des gays de tout âge sur Grindr et ailleurs, j’avais commencé à entrevoir une autre manière d’aimer, plus libre que celle que les films et les romans nous vendaient volontiers. Peut-être la fidélité n’était-elle pas à chercher du côté du corps, mais du côté des sentiments… En repensant à Damian et à Russell, j’avais pris conscience que la douleur que j’avais ressentie ne provenait pas du fait qu’ils étaient sur le point de coucher ensemble, mais plutôt de la crainte, toujours ancrée en moi, que je ne puisse représenter à ses yeux rien de plus qu’un amusement.
J’aurais voulu qu’il reconnaisse la profondeur de ses sentiments à mon égard, qu’il les accepte sans s’affoler ni se mentir. Il m’avait prévenu qu’il ne s’attachait jamais, que je ne pouvais espérer davantage. En entendant ses paroles, elles m’avaient toujours paru sonner faux…

Ses yeux brillaient d’une intensité chaleureuse qui me rassura. J’eus la sensation qu’il me tenait par son seul regard et m’empêchait de m’effondrer devant lui et de m’humilier davantage. Ce ne fut pas de la pitié que j’y lus, mais de la bienveillance et un souci sincère pour l’inconnu que j’étais.