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Critique de Michel69004


Le double sommet du Mont Janus (j'imagine que c'est lui) émerge d'une brume laiteuse. le sable du Sahara, porté par le vent, a coloré de rose-orangé le ciel et la neige des Hautes-Alpes. Cette photographie de couverture est une splendeur et une sombre allégorie.
Il m'arrive de m'échapper de la banlieue lyonnaise pour rejoindre Montgenèvre et le Briançonnais. Pendant quelques jours, quelques semaines, j'abandonne Babelio et mes routines. Dans ce billet, une fois n'est pas coutume, je serai juge et partie.

Anne-Claire Deffossez est sociologue, chercheuse à Princeton. Elle a écrit « L'Exil, toujours recommencé » avec Didier Fassin, professeur au Collège de France, médecin, anthropologue et sociologue. Ils ont bénéficié d'une résidence à la prestigieuse Villa Médicis et leur recherche a été menée pendant cinq ans (de 2017 à 2023), été comme hiver, à la frontière entre l'Italie et la France. À Montgenèvre.
Vous l'avez compris, ce ne sont pas des rigolos, leur expertise est indéniable, leurs recherches méticuleuses et quasi-exhaustives.

Ce livre est donc précieux et édifiant et, même s'il fait un peu plus de 400 pages, il se lit comme un roman.
Les auteurs commencent évidemment par expliciter leur démarche et leurs protocoles mais on rentre très vite dans le vif du sujet.
La frontière briançonnaise n'existait pas avant 1713 ( pays des Escartons) et a été franchie pendant des dizaines d'années par de nombreuses migrations : italiennes, espagnoles, hongroises, polonaises etc. le briançonnais a toujours été une terre de tolérance et d'accueil .
Ce n'est, tenez-vous bien, qu'à partir de 2015 (période des attentas) que la France demande une dérogation à la convention de Schengen et rentre dans un processus de militarisation de la frontière.
Montgenèvre, c'est le paradis des touristes le jour ( 5e domaine skiable au monde: La Voie Lactée !) et l'enfer des exilés la nuits. Les auteurs préfèrent ce terme (exilé) à celui de migrant ou de réfugié, car plus juste ontologiquement.
J'y suis allé en février et j'ai croisé: la police aux frontières, la police nationale, la police municipale, la gendarmerie nationale, les unités des divisions Sentinelle et Limes, les brigades mobiles de la gendarmerie, les pelotons de CRS et de gendarmerie de haute-montagne…
Tout ce petit monde évolue dans un ruban montagneux de dix kilomètres à partir du poste frontière qui était au XIXe siècle…un hospice d'accueil !!!

« L'Exil, toujours recommencé » est donc la chronique de cette frontière.
Les auteurs vont s'intéresser successivement à :
L'histoire des flux migratoires . La frontière est aujourd'hui traversée par 4000 personnes/ an qui réussissent toujours à passer après plusieurs tentatives, malgré le froid terrible, le danger des barres rocheuses et donc les morts, les blessés graves, les courses-poursuites etc.. Ils sont le plus souvent afghans, syriens, africains. Un chapitre détaillé fait le schéma de ces exils lointains et en précise les chronologies.

Les causes de l'exil : politiques, économiques, familiales, climatiques, situations de guerre. Les auteurs insistent sur la différence entre le temps long ( l'Afrique post-coloniale par exemple) et le temps courts ( guerre en Somalie par exemple)
On ne s'étonnera pas qu'il y ait 80 % d'hommes mais aussi beaucoup de mineurs et de plus en plus de familles entières ( j'ai croisé l'autre jour une famille afghane avec 4 générations !)

-Les routes de l'exil : c'est le chapitre le plus poignant. Defossez et Fassin détaillent les parcours terribles (impossible de ne pas être ému aux larmes) des exilés sur la route des Balkans ou celle du Sahara, la traversée des fleuves, des mers et des déserts. Dépouillés, torturés, violés, réduits en esclavage, ceux qui survivent font preuve d'une invraisemblance résilience.

-Le passage de la frontière elle-même: ces histoires-là peuvent faire l'objet d'un livre à part avec les différents acteurs, forces de l'ordre et du désordre, passeurs, maraudeurs, habitants, touristes etc. Et son lots de mort comme cette femme noyée dans la Durance alors qu'elle était traquée dans ce qu'il convient d'appeler « une chasse à l'homme »

-L'exercice de la force publique : c'est la surenchère avec l'arrivée de nouvelles brigades anti-criminalité ou de réservistes appelés sur réquisition …Et ça coûte une fortune au contribuable pour une efficacité nulle (en espérant qu'elle le reste) puisque tous, oui tous, finissent par passer.

-Le dernier chapitre raconte en détail l'histoire de ces femmes et ces hommes qui se sont mobilisés en Italie et en France pour venir au secours des exilés, les accueillir et prendre soin d'eux. Beaucoup de gens du coin avant le COVID réunis ou non en collectifs et en associations dont TousMigrants, peut-être la plus connues. Puis l'usure et la désillusion,le harcèlement des forces de l'ordre, la répression judiciaire, les conflits internes, l'hostilité de certains habitants de Briançon, l'engorgement chronique des refuges, le changement de maire, de préfet, tout cela a abouti à une crise de l'accueil et à sa restructuration .
Aujourd'hui les Terrasses solidaires organisent une prise en charge globalisante pour ceux et celles qui ont eu la chance d'y parvenir. C'est grâce au terreau associatif de Briançon que cette structure a vu le jour avec en particulier La Croix-Rouge, Les Restos du coeur, le Secours Populaire, le Secours catholique, Artisans du monde, la Cimade etc…

Mais je suis beaucoup trop long et j'entends déjà les questions genre « Oui mais après qu'est-ce qu'ils deviennent », « Les gens qui aident, c'est parce qu'ils s'aident eux-même non ? », « Tout ça, pour ça en fait ?».
Il y a des réponses dans le bouquin. Pas à toutes les questions évidemment mais il y a aussi des liens, une imposante bibliographie…
Et pour ceux qui sont intéressés et qui ont la flemme, écoutez le podcast:
L'heure Philo du 23 février 2024.

« C'est une autre exode vers je ne sais où.

Mille flèches m'ont serré la taille

Pour me pousser vers l'avant

Rien ne nous brisera »
Mahmoud Darwich, Éloge de l'ombre
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